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nobles inquiétudes et les hautes aspirations du Florentin. Sous tous les rapports, le contraste est frappant entre ces deux grands hommes qui, après la mort prématurée de Raphaël, restèrent, durant un demi-siècle encore, vis-à-vis l’un de l’autre, également vigoureux et convaincus, également personnels et laborieux, se partageant entre eux l’admiration du monde. L’un, de noblesse républicaine, élevé chez les Médicis, dans le milieu intellectuel le plus actif que l’Europe eût connu depuis Athènes, accoutumé à toutes les fiertés de la pensée et du caractère, brutalisant le marbre pour y fixer des expressions morales toujours insuffisantes au gré de son âme hardie, ne semblait-il pas le dernier représentant du moyen âge, le survivant, puissant et sombre, d’une génération hantée par les visions de l’infini ? Il avait bien d’ailleurs l’extérieur de son génie : solitaire, brusque, mal endurant, ce célibataire au visage mutilé passa toujours pour peu sociable, malgré son grand cœur. L’autre, au contraire, de petite bourgeoisie campagnarde, fils et arrière-petit-fils de notaires et de juges, grandi jusqu’à dix ans en pleine montagne, en plein air, comme un sauvageon, parmi des paysans incultes, ensuite à Venise, obscur apprenti chez les Bellini, gagnant gaîment sa vie dans un milieu de mœurs faciles, d’indifférence morale et de grand luxe, joignant des traditions d’ordre à des habitudes de plaisir, ne demandant à la peinture que la représentation éclatante de tous les beaux spectacles de la vie, n’était-il pas l’artiste brillant fait pour répondre aux besoins nouveaux d’une société polie, moins héroïque et plus indifférente, et, par-dessus tout, avide de jouissances ? Chez lui aussi les dehors ne trompent pas. Beau, de grande taille, bienveillant, perspicace, prudent, il a toutes les qualités séduisantes du Vénitien ; c’est un homme de belles manières, d’humeur enjouée, un diplomate avisé, un commerçant habile, avec des restes de bonhomie patriarcale dans sa manière de vivre et de simplicité antique dans l’imagination. Il se marie de bonne heure, probablement à une très belle femme, dont l’image attrayante, pendant une dizaine d’années, rayonne dans ses plus charmantes compositions ; il a de beaux enfans qu’il adore, qu’il gâte à outrance, pour lesquels il sacrifie tout : temps, travail, dignité. Quand il a perdu sa femme, il vit avec sa sœur ; chaque année, il retourne au pays, où il s’occupe de tous les siens, aide les uns, case les autres et ne cesse d’arrondir l’héritage paternel. Très indépendant, d’ailleurs, et, sous des airs soumis, sauvegardant sa liberté avec une finesse de paysan matois. Sous ce rapport, ce fut bien l’artiste que rêvait Stendhal, vivant libre dans un pays libre. Tout le monde le caressa, mais personne ne put le soumettre. De bonne heure, à cet égard, son bon sens éclate et sa volonté s’affirme. Au moment où il