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le remercia, « les genoux en terre, en lui baisant humblement les mains, en lui rendant des grâces infinies. » Cette reconnaissance était sincère ; jusqu’à la mort du duc, en 1540, on le voit travailler pour lui. Le duc, très fin connaisseur, distinguait pourtant dès lors ses ouvrages, souvent faits à la hâte et avec l’aide de ses élèves, en peintures « excellentes » et peintures « moins bonnes et moins belles. » Parfois, il lui rappelle, à ce sujet, avec une fine courtoisie, qu’il est de ceux qui méritent d’être bien traités : « Mon excellent et très cher ami, autrefois vous m’avez donné un Christ qui m’a plu outre mesure, d’où m’est venu le désir d’en avoir un autre semblable ; je vous prie donc de vouloir bien me le faire avec cette étude et ce soin que vous savez mettre dans les choses dont vous désirez tirer honneur, afin que cette figure ne soit pas moins belle et moins bonne que l’autre et qu’on puisse la compter parmi les œuvres excellentes de Titien… » Cette lettre était écrite le 3 août 1535. L’année suivante, le duc priait Titien de l’accompagner à Asti, où il allait rendre ses hommages à Charles-Quint. Lorsqu’il mourut, en 1540, on vit le grand peintre, accouru de Venise, suivre son cortège funèbre avec Jules Romain et tous les autres artistes qui, depuis vingt années, travaillaient à faire du palais de Mantoue, aujourd’hui si délabré et si lamentable, la plus splendide résidence princière de la Haute-Italie.

C’est par les Gonzague, sans doute, que Titien avait été mis d’assez bonne heure en rapport avec le duc d’Urbin, dont la femme, Éléonore, était la sœur de Frédéric. Francesco-Maria, duc d’Urbin, fils adoptif de Guidubaldo Ier, n’avait point l’humeur douce et pacifique de son prédécesseur. Trapu, membru, bilieux, barbu, très adonné aux exercices violens, capable de rester en selle des semaines entières, c’était, dans l’Italie amollie du XVIe siècle, le type survivant des condottieri de l’âge antérieur. Fils d’une mère héroïque, Giovanna di Montefeltro, qui avait lutté contre César Borgia, exilé tout enfant à la cour de France, il avait, à dix-sept ans, tué de sa main l’amant de sa sœur et, à trente ans, percé de coups un cardinal. Chassé deux fois de son duché, il l’avait reconquis deux fois à la pointe de l’épée. Sa physionomie dure et martiale revit tout entière dans le beau portrait de Florence, peint en 1537. À cette époque, Francesco-Maria venait d’être nommé généralissime des troupes de la république vénitienne. Titien le représenta donc cuirassé, son bâton de commandement sur la cuisse, ayant près de lui son casque empanaché et un faisceau de hampes sur une desquelles on fit sa devise brutale : Se sibi. Cet aventurier hardi avait pourtant le goût des arts. Sa cour, grâce à sa femme, n’avait point perdu cette réputation d’urbanité qui naguère faisait regarder la cour d’Urbin comme un modèle inimitable. La duchesse avait toutes