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les grâces des Gonzague. Comme elle avait accompagné son mari à Venise, Titien la peignit à la même époque. C’était une femme déjà mûre, mais encore belle et surtout attrayante. Par un contraste piquant, avec un respect profond de la réalité et une finesse savante d’observation, le peintre se plut à accentuer, par des douceurs de touches, le charme de cette figure mondaine, aux traits vifs et délicats, aux carnations blanches, au visage tendre un peu amolli par l’usage des parfumeries, comme il avait accentué, par la rudesse du faire, l’expression énergique de la face basanée du mari, ce soldat peu scrupuleux, endurci à toutes les intempéries comme à tous les hasards. Ces deux portraits sont entrés par héritage, au XVIIe siècle, dans la collection des Médicis, avec plusieurs autres chefs-d’œuvre de Titien prouvant que ses relations avec Francesco-Maria datent d’une époque bien antérieure à 1537. C’est, en effet, pour cet heureux guerrier qu’avaient déjà été faites la fameuse Vénus couchée de la tribune, la Bella du palais Pitti et la Madeleine de la même collection, ce premier et superbe type de toutes les belles repenties, qui, depuis, ont peuplé plus de cabinets d’amateurs que d’oratoires de couvens. L’amitié de Francesco-Maria pour Titien paraît avoir été profonde et payée, en retour, d’un véritable dévoûment. Lorsque le généralissime, probablement empoisonné, tomba, en 1538, gravement malade à Venise et voulut retourner à Pesaro, il pria le peintre de l’accompagner, et celui-ci ne le quitta plus pendant les quelques semaines que dura sa douloureuse agonie.

Le dévoûment que l’artiste avait montré pour le père lui assura l’affection du fils. Lorsque Guidubaldo II, avec sa femme Giulia Varana, prirent, quelques années après, l’habitude de venir séjourner fréquemment à Venise, on trouve Titien parmi leurs hôtes assidus, à côté des hommes d’état et des hommes de lettres les plus célèbres. Sperone Speroni nous a conservé, dans ses Dialogues, le souvenir des conversations savantes et poétiques qui animaient ce salon de Venise, comme autrefois Balthazar Castiglione avait, dans son Courtisan, répété celles qu’on entendait dans l’ancienne cour d’Urbin. Dans les récits de Castiglione, le grand artiste, c’était Raphaël ; dans ceux de Sperone, naturellement, c’est Titien. Un soir, une discussion très subtile et très vive s’était élevée entre la signora Tullia, une dame platonicienne, Molza, Niccolò Gratia et Bernardo Tasso. Tullia, s’élevant jusqu’aux plus hautes conceptions de la métaphysique et déclarant « que le monde entier n’était qu’un portrait de Dieu fait par les mains de la Nature, » s’était laissée aller, dans son enthousiasme, jusqu’à ajouter : « Le portrait fait par le peintre, celui que le vulgaire appelle seul un portrait, est le moins bon de tous, car c’est celui qui nous donne seulement de la vie et de l’homme la couleur de la peau. » À ces paroles, Bernardo Tasso