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Bien que les peintres, plus que les autres artistes, soient restés dans les siècles suivans les enfans gâtés des souverains, comme ils le sont aujourd’hui du public, il faut pourtant reconnaître qu’aucun d’eux, même Rubens, n’en reçut de prérogatives si exorbitantes. Titien, bourgeois pacifique, usa rarement sans doute, dans Venise sa bonne ville, de son droit de marcher l’épée au poing, quoique à partir de cette époque la plupart de ses portraits le représentent portant son collier d’or ; mais nous savons, par pièces authentiques, qu’il usa plusieurs fois de ses prérogatives judiciaires. Dans les dernières années de sa vie, le 1er octobre 1563, il créa encore à Pieve di Cadore une charge de notaire pour un de ses parens, Fausto Vecellio, et, le 18 septembre 1568, légitima deux fils qu’un curé de son pays, le révérend Pietro Costantini, avait eus d’une certaine Maria Perini, « payée par lui. »

C’est à ce moment même que Titien recevait, comme l’Arétin, des avances de la cour de France. Venise, ville libre et gardant, autant qu’elle le pouvait, la neutralité entre Charles-Quint et François Ier, était le foyer de toutes les intrigues diplomatiques. C’est là que se donnaient rendez-vous, comme sur un marché, les agens secrets de toutes les puissances, grandes ou petites, qui, dans cet interminable conflit, avaient intérêt à prendre une position avantageuse. Les Vénitiens de toute classe, en bons commerçans, souriaient à tout ce monde, tirant leur profit de droite et de gauche et, tandis que l’Arétin se faisait acheter à la fois par l’empereur, le pape, la France, les Médicis et les Farnèse sans se livrer à personne, Titien ouvrait son atelier à tous les partis, y recevait fréquemment les visites du cardinal de Lorraine et commençait, d’après une médaille, en s’aidant de renseignemens verbaux, l’admirable portrait de François Ier que nous possédons au Louvre. Des tentatives furent-elles faites auprès de lui pour qu’il vînt en France ? C’est assez probable, mais il n’est pas surprenant qu’elles aient échoué pour qui connaît ses goûts casaniers. Charles-Quint lui-même ne put jamais le décider à l’accompagner en Espagne ; à plus forte raison le trouva-t-il absolument rebelle à la proposition qu’il lui fit, en 1535, de l’emmener dans son expédition de Tunis.

L’amitié de l’empereur n’était point d’ailleurs refroidie par ces refus. A chacune de ses descentes en Italie, il revoit Titien et lui témoigne son admiration par des faveurs nouvelles. A Asti, en 1536, il lui promet un canonicat pour son fils Pomponio et lui concède une rente sur les douanes de Naples. En 1541, à Milan, il lui donne une autre rente de 100 ducats sur le trésor de cette ville. Il est vrai que ces deux pensions devaient, durant toute sa vie, donner au vieil artiste autant de tracas que de profits ; car, dès que