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Charles-Quint était retourné en Espagne, tous ses agens s’empressaient d’oublier ses ordres. On ne sait vraiment ce qu’on doit admirer le plus ou de la désinvolture avec lequel un souverain qui se croyait absolu disposait des deniers publics en Italie, ou de la persistance avec laquelle ses fonctionnaires échappaient de loin à son pouvoir, n’en faisant jamais qu’à leur tête et à leur profit. Le nombre de tableaux que Titien donna, pour se les gagner, à tous les gouverneurs, trésoriers, conseillers, procureurs de Naples ou de Milan, afin de rentrer dans ses fonds, le plus souvent sans résultat, est vraiment extraordinaire. A partir de ce moment, il n’est pas une lettre de Titien adressée à Charles-Quint et plus tard à Philippe II qui ne contienne, dans les termes les plus lamentables, une réclamation à ce sujet. La bonne foi des souverains n’est pas douteuse. Les archives nous montrent leurs ordonnances précises, péremptoires, parfois sèches et presque menaçantes. On leur en accuse réception dans les termes les plus soumis, mais quand Titien ou l’un de ses mandataires se présente, il n’y a rien. Si, à la fin, les trésoriers s’exécutent, ils le font en rechignant, comme des usuriers de comédie. A Gênes, au lieu de le payer en or, on le paie en argent, ce qui lui occasionne une perte de 20 pour 100. A Milan, on lui offre, non pas du numéraire, mais deux cent balles de riz qu’il est obligé de faire revendre dans de mauvaises conditions. Parfois le recouvrement de ses arrérages lui coûte plus cher encore, comme en 1550, lorsqu’Orazio, son fils, étant parvenu à toucher les sommes dues, faillit être victime d’un assassinat. Dans toutes ces circonstances, les souverains espagnols intervinrent personnellement avec une persistance, souvent inutile, mais aussi remarquable que l’opiniâtreté même du concessionnaire.

Lorsque Charles-Quint se trouva avec le pape Paul III à Busseto en 1543, Titien fut encore de sa suite, mais c’est surtout en 1548, durant la diète d’Augsbourg, que l’empereur lui donna publiquement des témoignages de son amitié et de sa confiance. L’invitation de Charles-Quint avait été si pressante qu’il n’avait pu la décliner, bien que la traversée des Alpes, à cheval, en plein hiver, fût une expédition peu tentante pour un vieillard de soixante et onze ans. Mais que refuser au vainqueur de Muhlberg, qui, sûr maintenant de la soumission de l’Europe, venait d’intimer au pape l’ordre de réunir le concile à Trente, et, traînant à sa suite, comme un ours enchaîné, le gros électeur de Saxe son prisonnier, convoquait à Augsbourg, pour se montrer dans sa gloire, tout le ban et l’arrière-ban des noblesses allemande, espagnole et italienne ? Avant de quitter Venise, craignant peut-être de n’y plus rentrer, Titien fit une vente de ses tableaux, qu’on se disputa