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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 78.djvu/690

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soixante lions avaient été tués dans le pays environnant. Vous voyez que les promesses ont été accomplies en nos personnes ; le soleil et la lune ne nous ont point incommodés, et les bêtes des champs ont fait amitié avec nous. Nous sommes tous de belle humeur, tout va bien. »

Que se passe-t-il dans la tête des Betchouanas qui voient arriver un missionnaire blanc pour s’établir chez eux ? Il ne peut leur dire d’emblée : « Je suis venu ici pour sauver vos âmes. » Il faudrait leur expliquer d’abord qu’ils ont une âme et qu’elle a besoin d’être sauvée, et cette démonstration demanderait beaucoup de paroles. A l’étonnement qu’ils ressentent se joint une défiance dont il n’est pas facile de les guérir. Dans ces plaines et ces plateaux africains, où les faibles sont exposés sans cesse aux violences, aux rapines de quelque conquérant heureux, on cherche à cacher sa vie, à se faire oublier, et chaque tribu a soin de laisser un désert entre elle et ses voisins. A l’apparition d’un missionnaire, elle se sent découverte, trahie ; elle croit voir dans cet homme de paix l’avant-garde d’une armée d’invasion. Mais les noirs sont de grands enfans, la curiosité remplace bientôt la défiance, et le Betchouana se dit : « Peut-être le blanc me servira-t-il à quelque chose ; peut-être sait-il des secrets qu’ignorent mes sorciers. » « Les habitans de villages que nous visitâmes, écrivait Moffat, n’avaient jamais vu de blancs, et notre visite les intéressait beaucoup ; ils nous accueillaient comme des bêtes curieuses ; Mary se recommandait particulièrement à leur attention, ils arrivaient en foule pour examiner sa toilette. Ils ont souvent passé des journées entières à observer tous nos mouvemens, surtout quand nous dînions dans notre tente ; nos couteaux et nos fourchettes étaient pour eux des objets fort étonnans. Dans une de mes entrevues avec leur vieux chef, je lui demandai s’il aimerait à avoir un missionnaire pour lui enseigner à lui et à son peuple les choses de Dieu. Cet homme grave et de figure avenante répondit : « Oui, certes, s’il pouvait m’enseigner comment je dois m’y prendre pour redevenir un jeune homme. »

L’art de rajeunir est malheureusement aussi inconnu en Europe que dans le continent noir ; mais un Européen, comme on l’a dit, peut se rendre agréable à des Africains par de certaines connaissances qu’il apporte, et Moffat savait beaucoup de choses. Son premier soin fut de se bâtir une maison, de la meubler, de l’entourer d’un jardin. Il se fit charpentier, forgeron, menuisier, boulanger, tonnelier, tailleur ; tour à tour il faisait grincer la scie ou retentir le marteau sur l’enclume, ou courir le rabot sur la planche. Il rendait des services, il raccommodait les fusils endommagés ; il avait aussi quelques lumières en médecine, il fut heureux dans ses cures, il s’entendait à enlever sans trop de douleur une dent malade.