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un jugement général ; et, assurément, ce n’est pas de la science, comme il se trouvera sans doute quelqu’un pour le lui dire, peut-être même n’est-ce pas « de l’exégèse, » mais c’est de la critique, c’est de la littérature, et, il faut bien le reconnaître, c’est justement aujourd’hui ce qui nous manque le plus. Pour être tout à fait émancipées de la méthode soi-disant scientifique, il suffirait aux Études littéraires de M. Faguet de ne pas être toutes un peu jetées dans le même moule ; d’être plus variées dans la forme, aussi variées, s’il était possible, que les modèles eux-mêmes en furent dissemblables ; et, sans être moins raisonnables, un peu plus irrégulières. Telles quelles, et l’observation une fois faite, j’en vois au moins deux ou trois qui me semblent être le bon sens, le bon goût, la justesse mêmes.

On est bien aise de voir, après longues années, un historien de la littérature française contemporaine oser être juste pour Chateaubriand. A la vérité, les romantiques, tenus envers Chateaubriand d’obligations trop nombreuses, mais surtout trop évidentes pour les pouvoir nier, n’avaient médit d’Atala, des Martyrs, ou du Génie du christianisme qu’avec discrétion et mystère. On raconte aussi que le patriarche du naturalisme, c’est Flaubert que nous voulons dire, aimait à hurler ou, comme il disait, à « faire passer par son gueuloir » les phrases amples et les périodes sonores de ce merveilleux artiste de mots. Mais il n’est pas moins vrai qu’après cela Chateaubriand, pour les jeunes gens et pour les jeunes femmes d’aujourd’hui, n’est plus guère qu’un « troubadour ; » — et je connais quelques vieux journalistes qui les encourageraient au besoin dans cette illusion. Ils se figurent ainsi être agréables à l’ombre de Voltaire. Je les renvoie au Chateaubriand de M. Faguet pour y prendre une plus juste idée de l’homme, qu’évidemment ils ne connaissent guère, et de son œuvre, qu’ils ont encore moins pratiquée. Tout au plus les mettrai-je en garde contre les Natchez, où M. Faguet les convie comme à une lecture des plus divertissantes, et qui ne me paraissent, pour moi, supportables qu’à petites doses. Je crains aussi qu’en faisant honneur à Chateaubriand de la révolution littéraire d’où sortit le romantisme, et à Chateaubriand seul, au Génie du christianisme et à René, M. Faguet n’ait un peu oublié de faire à Rousseau sa part, et une part considérable. En réalité, ce n’est pas Chateaubriand, c’est l’auteur de la Profession de foi du vicaire savoyard et des Lettres de la Montagne qui a réintégré l’éloquence dans la prose française, d’où l’école des Fontenelle et des Voltaire l’avait jadis expulsée, comme ayant quelque chose de trop naturel et conséquemment de vulgaire. De même encore, c’est bien Rousseau, c’est l’auteur de la Nouvelle Héloïse et des Rêveries d’un promeneur solitaire qui le premier chez nous a « senti, » ou a rendu » la nature ; Bernardin de Saint-Pierre est le second ; et Chateaubriand est sans doute un bien autre peintre, mais enfin il n’est que le troisième. Et c’est bien Rousseau,