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se répandait à profusion. Le livre philosophique, qui, dans les pays grecs, avait consisté jusque-là en poèmes de cinq ou six cents vers, pesés mot par mot, qu’on écrivait sur des tablettes et qu’on déposait dans un temple, va bientôt devenir un charmant bavardage. Dès que le papier n’est plus cher, on se met à écrire comme on parle ; les Dialogues de Platon remplacent les énigmes obscures d’Héraclite. En Israël, c’est vers la même époque que les livres se répandent ; beaucoup de gens savent lire, ont des exemplaires de la Loi, en font leur méditation habituelle. On taille le livre en sections pour les lectures publiques ; la Bible existe, dans le sens complet du mot. Elle se borne d’abord à l’Hexateuque ; bientôt le volume des Prophètes viendra s’y joindre et offrira à la piété un nouvel et puissant aliment.

On est quelquefois porté à s’étonner que la rédaction de la Thora n’ait pas eu un échelon de plus, et que la direction exclusive qui entraînait, à cette époque, le peuple juif vers la constitution d’une loi religieuse, n’ait pas été jusqu’à briser le cadre historique et à constituer un code unique, classé d’une manière méthodique et débarrassé des contradictions les plus choquantes. La tentation devait être d’autant plus forte que, pendant quelques années du moins, le Deutéronome avait été cela, je veux dire une Thora dégagée, prétendant à remplacer les anciens textes discordans. La bonne foi extrême avec laquelle les scribes israélites traitèrent toujours ces vieilles écritures l’emporta. On garda le désordre et les contradictions. Ce n’est qu’au IIe siècle de notre ère qu’on voit poindre un classement méthodique qui se fixe dans les titres de la Mischna. Pour trouver des exposés tout à fait systématiques, il faut descendre jusqu’à Saadia et Moïse Maimonide, au moyen âge. En fait de lois, comme en fait de dogmes, Israël ne voulut jamais substituer des résumés scolastiques aux anciens textes. Il évita ainsi les inconvéniens d’une autorité théologique centrale, comme fut celle de l’église ; mais les disputes casuistiques n’en devinrent que plus vives : elles furent, durant des siècles, la plaie d’Israël.

Les premiers fondateurs du christianisme sauront s’y soustraire et reprendront la tradition vraiment féconde d’Israël, celle de l’esprit prophétique. Le christianisme, c’est le second Isaïe, ressuscitant à six cents ans d’intervalle et réagissant contre une routine séculaire. La routine ne fut pas vaincue, cependant. Le fanatisme de la Thora survécut aux attaques de Jésus et de saint Paul. Le Talmud naquit de la Thora, la remplaça en quelque sorte et devint la loi du judaïsme, qui, à travers le moyen âge, est venu jusqu’à nos jours. Le deutéronomiste a triomphé : sa loi est devenue l’absolue règle de vie d’Israël. Israël l’aura devant les yeux comme une plaque