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hypnotique. Demandez au docteur orthodoxe à quelle heure il convient d’étudier la science grecque, il ne trouvera de disponible que l’heure qui n’est ni le jour ni la nuit ; « car il est écrit de la Loi : Tu l’étudieras jour et nuit. »

En somme, ce n’est pas la Thora qui a transformé le monde. L’école d’Esdras et celle de Rabbi-Aquiba n’auraient réussi à former qu’une secte fermée, intolérante, insociable. Ce qui a transformé le monde, ce qui a fondé la religion universelle, c’est l’idéalisme des prophètes, c’est l’affirmation d’un avenir de justice pour l’humanité, c’est l’idée d’un culte sans sacrifice, réduit aux hymnes et aux sentimens intérieurs. Voilà la doctrine, sortie des prophètes, qui, relevée par les esséniens, les thérapeutes et les chrétiens, a fait dans le monde la plus extraordinaire des révolutions religieuses. Le Livre de l’Alliance et surtout le Décalogue, expression première de ce vieil esprit prophétique, le Deutéronome, en tant qu’il est l’écho de plus anciens livres, eurent dans cette révolution un rôle de premier ordre. Quant à la partie lévitique, le christianisme l’abrogea et eut raison de l’abroger. Ce code de prêtres ne reprit toute son importance que quand l’église, elle-même vieillie et cléricalisée, devint, par des chutes successives, un corps lévitique assez analogue à celui pour lequel le code sacerdotal avait été fait vers la fin du VIe siècle avant Jésus-Christ.

Le judaïsme, par sa séquestration à la fois volontaire et imposée, se développa surtout dans le sens du code lévitique et sacerdotal. Les parties les plus modernes de la Thora, d’une bien moins haute portée morale que le Livre de l’Alliance, le Décalogue, le Deutéronome, eurent, en un sens, plus d’importance que les premières. Elles devinrent la chaîne qu’Israël n’a jamais pu rompre, qu’au contraire il chercha toujours à rendre plus lourde. Une casuistique effrénée absorba la meilleure partie des forces de la race. Mais la source vive de ces forces était inépuisable ; pendant que les continuateurs de l’école de Iahvé écrivaient leurs subtilités, le christianisme, fils légitime du judaïsme, conquérait le monde ; la Bible devenait le livre universel, et, après tout, quand une nation a fait la Bible, on peut lui pardonner d’avoir fait le Talmud.


ERNEST RENAN.