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professionnel qui vous seront comptés ! Je défie le plus déterminé « symboliste, » — si on ne le regarde pas tandis qu’il lit, — de soutenir jusqu’au bout cette gageure. On s’égaiera en revanche au sermon que ce même Ordinof s’avise de faire à Lisa, dans une chaire singulièrement choisie et en des circonstances que je ne saurais rapporter. C’est là l’ébauche maladroite de la situation qui fournira plus tard à Dostoïevsky un de ses meilleurs tableaux, les amours de Sonia et de Raskolnikof.

La petite nouvelle intitulée : Krotkaïa, est un morceau achevé ; je ne puis trop la recommander à ceux qui n’auraient pas le courage d’affronter les grandes compositions du romancier ; elle donne une idée complète de son talent. Ici nous rentrons dans le monde réel, sinon dans le monde ordinaire. Cet usurier qui fait l’usure pour se dégrader en punition d’une faute, qui épouse une pauvre orpheline à la fois par bonté d’âme et par besoin d’avoir quelqu’un à tyranniser, la lutte sourde, féroce, de ces deux êtres entre lesquels il y a de l’amour, leurs malentendus nés d’un orgueil diabolique, enfin la soudaine explosion du cœur quand il est trop tard, — tout cela est très humain, surtout très russe ; vérité d’exception, vérité néanmoins. Voilà du bon Dostoïevsky, j’entends de celui qui vous gâte toute une nuit et qu’on admire en le maudissant. Et ce même homme qui nous tenaille avec des pinces rougies rencontre des idées d’une grâce infinie, des petites fleurs qui embaument son hôpital ; par exemple, quand il nous montre Krotkaïa déjà bien malade et s’oubliant à chanter… « Ce n’est pas que la chanson fût trop triste, c’était une romance quelconque, mais il y avait dans sa voix quelque chose de brisé ; on eût dit qu’elle ne pouvait surmonter ce qui l’empêchait de sortir, on eût dit que c’était la chanson qui était malade. » Pour rendre à chacun son dû, il n’est pas inutile d’ajouter que cette nouvelle fut écrite en 1847 ; on n’avait pas encore inventé la grande névrose, et Dostoïevsky était bien seul dans son triste domaine, à ce moment-là.

Les Possédés nous ont déjà occupés ; cette œuvre touffue ne se prête guère à l’analyse. Je persiste à penser que l’étranger désireux de se renseigner sur le nihilisme ne trouvera nulle part un document plus instructif. Ce livre n’en donne pas une idée claire, — il faut renoncer aux idées claires quand on aborde de pareils sujets, — mais il nous permet d’entrevoir l’explication philosophique et la représentation vivante d’une tragédie nihiliste. Dans leurs études inspirées par une préoccupation analogue, Tourguénef, Gontcharof et Pissemsky semblent nous présenter des tableaux plus exacts, parce qu’ils sont mieux dessinés et plus conformes aux