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ce laborieux atelier. Je suis bien à l’aise pour parler de ses travaux. M. Halpérine nous prévient modestement qu’il se contente de donner le sens du texte russe, — et il le donne fort exact, — à des collaborateurs français qui ignorent sa langue et se chargent de la rédaction. A première vue, ce procédé ne promet rien qui vaille. Pourtant, par je ne sais quelle opération d’alchimie qui m’échappe, il a fourni à tour de rôle des versions médiocres, d’autres fort estimables, une, enfin, qui est hors de pair. Je suis bien forcé de ranger dans la première catégorie les Deux Générations, quand j’y glane sur une même page des phrases comme celles-ci : « Peut-être était-ce un effet de sa confusion de petite provinciale, qu’elle avait fait semblant de dormir. » — « Il eût payé cher à présent de pouvoir recommencer. » Voilà du français pénible. Je trouve pis encore dans Katia, et ici M. Halpérine n’est plus en cause. « Parmi les jeunes gens qui brillaient au sein de cette saison d’eaux… » Voilà du français douloureux. En revanche, un Bulgare est très convenablement traduit ; et Dieu sait qu’il n’est pas aisé de faire passer dans notre langue un peu de la magie du maître styliste. Le cas le plus curieux, pour ceux qui s’intéressent à ce genre de travaux, est celui de l’Esprit souterrain. M. Morice appartient à cette jeune école qui entreprend avec tant de confiance la refonte de notre pauvre langue. J’avais la de sa prose, j’avais compris quelquefois, avec effort. Il me revint que le novateur voulait appliquer son esthétique à l’interprétation d’un roman de Dostoïevsky. Je tremblais. Toute question d’école à part, le souci du traducteur doit être d’interposer une vitre limpide, invisible s’il se peut, entre nos yeux et le paysage inconnu sur lequel il perce une fenêtre. Je goûte fort les versions de M. Derély, parce qu’elles répondent à cette exigence. Mais si le traducteur s’amuse à tailler son cristal à facettes, nous ne voyons plus le paysage. L’Esprit souterrain m’arrive : j’ouvre le livre avec méfiance, et comme je n’y mets aucun préjugé, je suis vite contraint de saluer la traduction la plus vigoureuse, la plus artistique dont un auteur russe ait encore en le bénéfice. Il y a bien par-ci par-là quelques vocables aventureux, quelques souffles révolutionnaires ; et aussi des fausses notes qui jurent avec le sentiment russe, comme ce mot « mignon, » pour rendre les diminutifs si simplement affectueux qu’on emploie là-bas. Mais la révision serait bientôt faite, et il resterait, je le répète, une tentative hors de pair, avec des pages écrites pour la joie de l’oreille et des yeux. Pourquoi faut-il que M. Morice ait appliqué ce don à une des œuvres les plus discutables du romancier ? En le lisant, je songeais à ce que donneraient, sous une plume d’autant de ressources, les Récits d’un chasseur de Tourguénef, ce bijou dont