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nous n’avons qu’une déplorable imitation. Mais je crois qu’ici nous ne nous entendrions plus. M. Morice tient peut-être Tourguénef en petite estime, et je crains bien qu’il ait choisi l’Esprit souterrain parce qu’il voit un chef-d’œuvre symbolique là où je n’aperçois que des divagations outrées. Gardons chacun nos humeurs et nos dieux.

Et maintenant, après avoir causé de ces curiosités littéraires avec ceux qui font métier de tout lire, je me souviens que nous devons écrire ici pour une fin plus pratique ; chacun dans notre partie, nous essayons de jalonner les routes où nos lecteurs auront le plus d’agrément à passer. Je suppose qu’un ami de province, homme occupé de son état, m’écrive en ces termes : — « J’ai la Guerre et Paix, Anna Karénine, Crime et Châtiment ; j’ai pris goût à ces Russes. Mais je suis dans le notariat, je n’ai que peu de temps à donner aux romans. Votre nomenclature m’effraie ; pour lire tout cela, je devrais vendre mon étude. Que me conseillez-vous de choisir dans le tas pour ne prendre que le meilleur ? » — Je lui répondrais : « Vous êtes un sage. Des écrivains comme de tous les hommes, il ne faut prendre que le meilleur. A quoi bon le reste ? Prenez chez Tolstoï les Cosaques, Katia, et, si vous voulez, la Mort d’Ivan Ilytch ; chez Dostoïevsky, Krotkaïa, et, si vous avez plus de loisir et de courage, les Possédés ; prenez un Bulgare, et je vous fais grâce du surplus. » — Post scriptum. — « Tenez, ne prenez rien. Relisez Guerre et Paix, et les vieux romans de Tourguénef, qui sont toujours jeunes. Tout le reste tient là dedans. On ne jouit bien que de ce qu’on relit. La supériorité des beaux contes sur les romans de la vie réelle, c’est qu’ils souffrent une seconde lecture. Les uns n’ont même été faits que pour nous consoler des autres. » — A quoi mon provincial répliquerait sans doute : « Relire ! y pensez-vous ? Et trois gros volumes encore ! Mais il me faut du nouveau, de l’inédit ! Je ne vous consulterai plus, vous n’êtes pas de votre temps. » — Ce notaire aurait peut-être raison.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.