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toutes les utopies qui se sont fait jour depuis un siècle à travers toutes nos crises sociales viennent de cette tendance. Le devoir d’une sage politique, d’une politique vraiment conservatrice, serait de la combattre: le maintien d’un enseignement philosophique donné au nom et aux frais de l’état et les accroissemens successifs qu’a reçus cet enseignement ne peuvent avoir pour effet que de perpétuer et d’aggraver le mal, en le répandant dans toutes les jeunes générations, à travers toutes les classes de la société.

L’intérêt social condamne l’enseignement officiel de la philosophie : la logique, disent ses adversaires du côté de la libre pensée[1], le condamne plus fortement encore. Une métaphysique d’état n’est qu’une forme déguisée d’une religion d’état. Elle sort de la neutralité que l’état doit observer entre toutes les croyances ; elle est une double atteinte à la liberté des consciences, si l’état prend parti pour une doctrine philosophique contre toutes les doctrines contraires et s’il l’impose à la fois à ses professeurs et à ses élèves. La neutralité serait gardée en apparence si l’enseignement officiel devait s’ouvrir à toutes les doctrines. La conscience des professeurs serait respectée : celle des élèves ne le serait pas. L’état prendrait la responsabilité de toutes ces opinions opposées qui seraient également enseignées en son nom. Il couvrirait de son autorité tous les coups qu’elles se porteraient entre elles et qui atteindraient inévitablement, dans un sens ou dans un autre, les convictions d’une partie au moins des familles dont les enfans suivraient les cours de philosophie. Rôle étrange assurément de la part de la puissance publique, si la philosophie seule était intéressée à ces polémiques; rôle impossible à soutenir, si l’on considère qu’elles ne peuvent manquer de toucher, directement ou indirectement, par la force même des choses, à la foi religieuse elle-même !

Tous les enseignemens peuvent, par quelque point, entrer en conflit avec les dogmes religieux : seule la philosophie se rencontre avec eux sur tous les points. Elle ne peut discuter aucun ordre de questions qui ne trouve, dans ce domaine rival, des solutions arrêtées et inflexibles. Elle s’y heurte à une métaphysique, à une morale et même à une logique. Quel sera donc le rôle du professeur officiel de philosophie ? S’il s’incline d’avance devant les dogmes, il ne sera plus un pur philosophe. S’il s’efforce de rester neutre, il mutile son enseignement, il en retranche tout ce qui en peut faire

  1. Nous prenons ici le mot de libre pensée, non dans un sens étroit et exclusif, mais comme expression générale du point de vue de ceux qui, par respect même pour la conscience religieuse, prétendent imposer à l’enseignement de l’état la neutralité philosophique aussi bien que la neutralité théologique. Tel est le point de vue de M. Vacherot dans le Nouveau Spiritualisme et de M. Louis Wuarin dans son substantiel écrit : l’État et l’École.