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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 78.djvu/920

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Avec les Deux Pigeons, on a repris une œuvre de plus de portée : le Freischütz. Un nouveau venu, lauréat du Conservatoire, a chanté Gaspard mieux que nous ne l’avions jamais entendu chanter. La voix de M. Delmas a la trempe et le ressort de l’acier ; elle attaque sans broncher le fa dièse qui couronne la chanson à boire ; elle descend et remonte avec une égalité vigoureuse les gammes infernales du grand air qui ressemblent à des vocalises de trompette. Le jeune artiste a plus que la voix : il a déjà le style, le style nerveux sans saccades et rythmé sans raideur qu’exige le rôle ardu de Gaspard. Il déclame avec ampleur les admirables récits de la Gorge-au-Loup ; il joue avec aisance et mesure. Voilà de belles et rares espérances et même davantage ; c’est plaisir de saluer et d’encourager de pareils débuts.

Nous avons un Gaspard, mais nous avons bien mieux encore : un Vasco de Gama, et le Vasco d’hier sera le Faust, le Robert, le Raoul de demain. Tout ce que promettait il y a un an M. Jean de Reszké, il l’a tenu ; nous avions raison de croire en lui. Quarante ou cinquante représentations du Cid, la seule œuvre encore qu’il ait interprétée pendant toute une année, ont fortifié sa voix, qui pouvait d’abord sembler fragile, et mûri son talent pour de plus graves épreuves. Il vient d’obtenir dans l’Africaine le plus grand et le plus légitime succès. Une voix au timbre clair et vibrant, qui pose la note et l’appuie, qui conduit la phrase vocale en phrase de violon, au lieu de la hacher à coups de trompette ; l’intelligence de la diction, l’élégance, voire la grandeur du style ; un goût irréprochable et un charme infini, tout cela fait aujourd’hui du jeune ténor polonais un des premiers artistes de France. Avec lui, jusque dans certains détails du second et du troisième acte, généralement négligés, le héros de Meyerbeer prend une jeunesse et une tendresse exquises. De la tendresse, M. de Reszké en a trouvé même pour les choses, pour le ciel bleu, pour la terre embaumée, dans tout l’admirable quatrième acte, qu’il a porté aux dernières hauteurs de l’extase ; dit par lui, le grand air surtout rayonne de clarté. Qu’on lui confie bien vite les autres rôles du répertoire ; il est digne d’Alice et de Valentine, comme de Sélika.

Les Deux Pigeons, de La Fontaine ; Egmont, de Goethe, voilà deux chefs-d’œuvre, l’un petit et l’autre grand, adaptés, comme on dit, à la scène française. Ainsi Procu6te adaptait les voyageurs à son lit ; compatriotes, étrangers, il y couchait tout le monde. Nous de même : La Fontaine est un peu court, Goethe un peu long ; que l’on ôte à Goethe et qu’on ajoute à La Fontaine. Pour les Deux Pigeons, le mal n’est pas bien grand, et le bonhomme peut-être n’eût que souri de cette imitation inoffensive. Mais Goethe, qui n’était pas bonhomme, eût pris plus au sérieux la contrefaçon, plus sérieuse aussi, de son drame, par MM. Wolff et Millaud. Voilà, pour deux lettrés, une besogne peu