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littéraire, et, pour le public, la preuve qu’on peut écrire des chroniques à succès et des vaudevilles désopilans, amuser pendant des mois une salle de théâtre et charmer chaque semaine des milliers de lecteurs, avoir tout ou presque tout l’esprit de son temps et de son pays, et méconnaître, pour ne pas dire plus, le génie, qui est de tous les pays et de tous les temps. Français et Parisiens, nous sommes des enfans charmans, je le sais bien, mais terribles : des touche-à-tout. Nous avons des mains hardies, au moins légères, et nous les portons trop facilement sur l’autel au lieu de les joindre et de nous agenouiller.

Si l’on n’a pas épargné (pas assez, selon nous) les librettistes de Faust, de Roméo et Juliette, d’Hamlet, comment jugera-t-on ceux d’Egmont ! Aux uns, la tâche était ingrate : ils durent abattre pour réédifier, reprendre le plan lui-même ; les autres avaient la tâche toute tracée et le plan dessiné d’avance. Que dis-je, le plan ? L’édifice était debout, dans ses proportions irréprochables, dans son immuable beauté. Il suffisait de le déplacer avec soin, avec respect, comme cette maison de François Ier, fleur de pierre éclose hors Paris d’un caprice royal, et qu’on a su rapporter parmi nous.

Egmont était un beau sujet, un beau modèle ! En son unité robuste, le drame public et le drame privé se mêlent et se fortifient l’un l’autre. L’amour, la religion, la liberté, toutes les grandes passions humaines, agitent dans Egmont et l’élite et la masse d’un pays. Un héros entre les héros, Egmont ; Claire, la douce Claire, Clärchen, peut-être plus idéale que Gretchen elle-même ; une figure puissante : le duc d’Albe ; son fils Ferdinand, un des plus étonnans caractères de Goethe, voilà les personnages ; et derrière eux l’histoire servait de décor à l’Opéra.

MM. Wolff et Millaud ont supprimé le décor et dénaturé les personnages. D’abord le côté politique et patriotique, y compris le duc d’Albe, a presque entièrement disparu ; à peine est-il question de révolte et de liberté au premier acte, dans une mesquine et banale conjuration, et au troisième acte, en a parté. On ne se douterait pas que Bruxelles fermente ; le peuple ne gronde pas dans ce drame. Mais les faits du moins et les caractères avaient droit à quelques égards ; on les leur a refusés. On a voulu se passer du poète, qu’il fallait simplement traduire ; les hommes de métier ont fait fi de l’homme de génie, qu’ils ont prétendu corriger ! L’humble Claire, naïve et cachée, est sortie de sa chambrette, de ce réduit qui ne connaissait d’autre soleil que les yeux du brillant capitaine, d’autre joie que sa parole, d’autre fête que sa venue. On l’a travestie en demoiselle de bonne maison, la pauvre fille séduite ; elle porte une robe à queue, et ses cheveux blonds ne se cachent plus sous la coiffe de cuivre. Enfin, sa mère n’est plus à côté d’elle. Elle faisait longueur sans doute, cette vieille mère qui pleurait tout bas sur la honte de son enfant I Toucher à l’a mère de