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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 78.djvu/947

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faire une à la cuisinière. A son refus, il s’indigne : « Le moyen est bon, je m’y tiens… Et remercie-moi d’avoir reculé devant une idée devant laquelle tu ne reculais pas toi-même : couic ! ..Et c’est bien fait pour toi ! J’étais là tranquille, avec mon chambertin ; c’est toi qui es venue me chercher ; et maintenant… Toi, qui es joueuse, tu dis : C’est la guigne… Moi, qui suis un penseur, — il pourrait ajouter : Et qui suis gris, — je dis : C’est la Providence !

Nous le disons aussi, nous public : C’est la Providence, ou, du moins, c’est la justice, telle que peut l’assurer l’ordre naturel des sentimens humains. Nous reconnaissons la réaction produite sur deux âmes par l’idée de l’or ; probité, amour conjugal, s’il attaque celui-ci et celle-là, cet agent menace de les dissoudre. Et, à la fin, quand la nuit a porté conseil, quand elle a calmé la fièvre du jeu et dissipé les vapeurs du vin, quand elle a donné à la conscience, d’abord surprise par la tentation, le temps de se remettre, quand les époux se sont embrassés et ont restitué à qui de droit l’héritage, nous approuvons l’ironique moralité qu’ils tirent de leur aventure : « Comme cela tient à peu de chose, l’honnêteté des honnêtes gens ! — Oui. — Et comme cela doit nous rendre indulgens… — Pour toutes les bêtises que nous pouvons faire ! »

Voilà donc, sur cette donnée de vaudeville, — un quiproquo amené par une confusion de lettres, — au moins sur une partie de cette donnée, voilà une comédie humaine, si humaine que, tout en le faisant rire, elle force le spectateur à s’interroger : ces honnêtes gens, » lui-même n’en est-il pas ? C’est, je pense, la marque du véritable comique. Mais l’autre lettre, où va-t-elle, et quels sont ses effets ? Elle arrive dans un autre groupe, formé de personnes aussi vivantes que le premier ; et, comme celle-là nous a donné la comédie de l’argent, celle-ci nous donne la comédie de l’amour. Aussi bien la comédie de l’argent, si elle se fût développée assez pour occuper toute la pièce, eût risqué de devenir odieuse. Telle quelle, pour qu’on ne sente pas d’abord son amertume et qu’on n’en ait que l’arrière-goût salutaire, elle a dû se tourner en farce. La comédie de l’amour est plus délicate. Trois personnages encore de ce côté : M. Lahirel, un quinquagénaire, sa jeune femme, Marceline, et un brillant viveur, M. Alfred des Esquimaux. Lahirel a épousé la plus gentille et la plus honnête petite créature, la seule peut-être, au dire de son ami Courtebec, qui fût capable de ne pas le traiter selon les mérites de sa jalousie. Pourquoi est-il jaloux ? C’est qu’il a cinquante ans et elle vingt-deux ; c’est qu’il la regarde et qu’il se regarde et qu’il compare ; après avoir comparé, il conclut : « Il est impossible qu’un jour ou l’autre cette femme-là ne me trompe pas. Si j’étais à sa place, moi je me tromperais ! » Comment l’a-t-il épousée ? Il l’a demandée en mariage, parce qu’il était amoureux d’elle et « que c’était le seul moyen. » D’ailleurs, il s’est cru jeune, alors, et cette illusion a duré