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IV.

Faut-il descendre encore un degré et mettre le pied dans la fange? Après avoir parlé de la séduction et de la fille mère, faut-il parler de la prostitution et de la fille des rues ? Cela peut-être semblera hardi, mais cela est nécessaire, si l’on veut savoir quelles sont dans une grande ville les dernières dégradations de la vie populaire. Je laisse, en effet, au théâtre et au roman, qui ne s’en font pas faute, à parler de la courtisane qui roule carrosse. Je ne m’occupe que de la fille du peuple, servant aux plaisirs du peuple, qui cache sa honte derrière les carreaux dépolis des estaminets de barrière, ou qui l’étale sur les boulevards extérieurs, et je voudrais montrer par quelles causes certaines créatures en arrivent à cette extrémité dernière.

Depuis que mon brillant collaborateur, Eugène-Melchior de Vogüé, a appris à la France le nom un peu rébarbatif de Dostoïewsky, tout le monde a lu Crime et Châtiment. Une des scènes les plus dramatiques du roman est celle où la pauvre Sonia, après être descendue dans la rue sur les instances de ses parens qui meurent de faim, rapporte le prix de sa honte qu’elle jette sur la table, puis se couchant sur le lit et, tournant sa figure contre la muraille, passe le reste de la nuit à claquer des dents. Le récit est poignant ; l’histoire est peut-être vraie. Qui peut dire, dans ce monde de boue, que telle ou telle turpitude n’a pas été commise ou ne le sera jamais ? Mais, à Paris, du moins le cas est-il fréquent? Est-il vrai, comme on l’entend déclamer dans les réunions publiques, que la condition sociale de l’ouvrière lui impose le choix entre la prostitution et le vol et qu’elle soit souvent obligée de vendre son corps pour avoir du pain ? Je ne le crois pas. Je ne crois pas que la misère soit jamais la cause unique et véritable de la prostitution. La cause, nous la connaissons déjà, et nous venons de l’étudier longuement, mais j’aime mieux laisser ici la parole à l’homme qui a écrit sur ces tristes matières avec le plus d’expérience et de cœur : « Interrogez les prostituées, quel qu’en soit le nombre, dit M. Lecour, dans son livre sur la prostitution à Paris, et vous n’en rencontrerez pas une seule qui ne vous raconte, souvent sans amertume et même sans avoir conscience de l’action que ce fait funeste a eue sur sa vie, comment son premier pas dans la débauche a été l’œuvre de quelque séducteur insouciant, s’il n’était pas cruellement égoïste. Chaque fois qu’on se trouve en présence d’une femme tombée dans l’abjection de la débauche vénale, on peut dire avec certitude : Cherchez l’homme. »

Je ne me suis pas contenté de ce témoignage. J’ai assisté à bien des interrogatoires; j’en ai fait passer quelques-uns, voire même dans