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tères. Ainsi avait-il fait pour Orphée ; ainsi fit-il pour Alceste et Pâris. L’idée de se mesurer avec de pareilles modèles enflamma son imagination et son orgueil. Quand il eut, avec un courage héroïque, recommencé ses études de Kommotau, quand il se fut pénétré de Virgile, quand il eut fait connaissance avec Homère et les tragiques grecs (un peu en passant par Racine), il put se croire plus qu’un musicien. Heureux s’il avait pareillement compris que son plan de psychologie musicale demandait une main rompue à tous les secrets de la technique, et qu’il ne fallait pas compter sur un second miracle d’Orphée ? Encore Orphée est-il moins un caractère qu’un mythe, auquel suffisait l’expression idéale et, pour ainsi dire, anonyme de la douleur et de l’amour. C’était bien autre chose avec les héros d’Eschyle et d’Euripide, dès là qu’on prétendait conformer la musique au caractère traditionnel de chacun d’eux. Gluck se fit-il illusion sur la valeur de ses moyens d’expression ? On ne voit pas, dans tous les cas, qu’il se soit préoccupé de renforcer son style ; la langue s’appauvrirait plutôt après Orphée ; jusqu’à la fin, avec ce que les hasards de l’inspiration, — les accidens de génie, — y apporteront d’imprévu, elle restera celle que lui ont montrée ses premiers maîtres, un fond de formules italiennes, mélangé de gallicismes quand il aura fréquenté Lulli et Rameau.

Cette disproportion entre les moyens et le but commence à se faire sentir avec Alceste. J.-J. Rousseau, dans la meilleure page de critique musicale qu’il ait donnée, a montré le vice capital du sujet , l’écueil du compositeur : « Je ne connais point, dit-il, d’opéra où les passions soient moins variées ; tout y roule presque sur deux seuls sentimens ; l’affliction et l’effroi ; et ces deux sentimens, toujours prolongés, ont dû coûter des peines incroyables au musicien pour ne pas tomber dans la plus lamentable monotonie… Quel était le premier, le plus grand moyen qui se présentait pour cela ? C’était de suppléer à ce que n’avait pas fait l’auteur du drame, en graduant tellement sa marche, que la musique augmentât toujours de chaleur en avançant, et devînt enfin d’une véhémence qui transportât l’auditeur. C’est ce que M. Gluck me paraît n’avoir pas fait, puisque son premier acte, aussi fort de musique que le second, l’est beaucoup plus que le troisième, qu’ainsi la véhémence ne va point en croissant ; et, dès les deux premières scènes du second acte, l’auteur ayant épuisé toutes les forces de son art, ne peut plus, dans la suite, que soutenir faiblementles émotions du même genre, qu’ilatrop tôt portées au plus haut degré. » C’était toucher juste au point faible. En homme du xviiie siècle, Gluck s’exagérait l’austérité du drame aïitique, et il