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Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 79.djvu/380

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fait involontairement tressaillir. Sur chaque rive, à 30 mètres de nous, marche un lion, dont nous entendons la forte respiration qui fait vibrer l’air calme de la nuit. Les bateliers arabes sont muets ; car, ainsi que les Algériens, ils ont la superstition bizarre de croire que l’on détermine le lion à l’attaque en prononçant son nom. Pendant toute la nuit, ce fut un imposant concert où se fondaient la voix forte du lion, le doux murmure du fleuve, et le chant des rossignols innombrables que le bois recelait dans ses profondeurs.

Telles sont dans leur ensemble les régions que M. Babin et moi avions mission de parcourir.


II.

Nous sommes partis de Dizfoul le 21 mai, après avoir eu les plus grandes difficultés pour trouver des bêtes de charge. Les muletiers dizfouli sont loin d’être héroïques et ils se souciaient fort peu de nous accompagner dans ces parages où ne vont point les caravanes. Enfin nous parvînmes à nous procurer trois mulets pour les bagages, deux chevaux pour nous et deux muletiers. Un d’eux, d’ailleurs, s’enfuit au bout de quelques jours, aimant mieux abandonner son salaire que de s’engager à notre suite dans la plaine de Ram-Hormuz.

Sur les ordres de Mozaffer-el-Molk, gouverneur de l’Arabistan, le khan de Konak, petit village situé entre Dizfoul et Chouster, nous avait donné deux cavaliers Bakhtyaris pour nous accompagner jusqu’à Malamir. Nous n’eûmes qu’à nous louer de leurs services, comme cela nous est arrivé bien rarement en Perse, il faut se hâter de le constater. La tournure de ces hommes n’avait cependant rien d’engageant. Avec leurs longs cheveux plats et raides tombant sur les épaules des deux côtés de la tête, car le milieu était rasé avec soin, leurs barbes incultes, leurs vêtemens sordides, ils avaient l’air très dur, quoique leur figure fût belle et régulière. Le front très développé, trop large peut-être, les pommettes saillantes, enlevaient à la face le bel ovale que l’on retrouve chez le pur Persan, surtout dans le Fars. Ces Bakhtyaris sont braves entre tous les Persans. Nos guides avaient sur le dos un long fusil, deux sabres passés sous la selle du côté gauche, et quelques pistolets à la ceinture. Ils étaient vêtus d’un pantalon de coton tombant jusqu’aux pieds, et d’une largeur à le faire prendre pour une robe, d’une courte chemise de coton ouverte sur le côté et à manches démesurément longues et largues; par-dessus une tunique serrée à-la taille et un aba ou ample manteau de laine brune ; sur la tête, une calotte demi-sphérique en feutre. Le costume varie très peu dans toute