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le régime du général d’Uzer, si paternel pour eux. On assure d’ailleurs que tout va bien, que nous marchons, progressons à pas de géant et que l’avenir nous appartient. » En réalité, c’était Ahmed qui recueillait le fruit des fautes de Jusuf. Beaucoup de dissidens revenaient chaque jour à lui, non par sympathie, mais par haine et crainte de son adversaire. Le meilleur pour eux était le moins mauvais, celui dont ils attendaient le moindre mal. « Turc pour Turc, disait l’un d’eux, au témoignage de La Moricière, mieux vaut Ahmed que Jusuf; car le premier est gras, le second est maigre et il nous forcera à l’engraisser. » Les conséquences de ce revirement ne se firent pas attendre. Au mois d’août, Ahmed sortit de Constantine et se mit en campagne, animant les tribus contre les Français. Au mois de septembre, le colonel Duverger poussa une reconnaissance jusqu’à seize lieues de Bône, à Ghelma, où le maréchal aurait voulu avoir un camp; mais le colonel n’avait pas assez de monde pour s’y établir; les renforts attendus de France n’étaient point arrivés.

Peu de temps après, Bône vit débarquer un nouveau commandant supérieur ; c’était le général Trézel, qui avait enfin obtenu d’être renvoyé en Afrique. L’agitation gagnait la plaine même de la Seybouse; entre Dréan et Bône les communications n’étaient plus sûres. Le 9 octobre, le camp Clauzel fut inquiété par un parti de cavalerie arabe ; il fut attaqué plus sérieusement le 24 ; l’ennemi était plus nombreux. C’étaient les goums de presque toutes les tribus qui naguère faisaient hommage au bey Jusuf. El-Hasnaoui l’avait lui-même abandonné; sans se déclarer pour Ahmed, il attendait les événemens dans une neutralité suspecte. Si générale et si évidente était la défection des indigènes qu’il n’y avait pas moyen de la nier. Jusuf n’essaya pas de le faire, mais il en rejeta le grief sur autrui, sur le retard de l’expédition, et il sut encore une fois si bien persuader le maréchal que celui-ci, l’année suivante, soutenait encore cette thèse. « Tandis que nous perdions le temps, écrivait-il alors, Ahmed le mettait à profit ; il marchait sur Bône, venait attaquer le camp de Dréan, châtiait les tribus qui s’étaient compromises pour nous, leur apprenait qu’il n’y a aucun fond à faire sur nos promesses, nous déconsidérait dans un pays où l’action de combattre suit immédiatement la menace qu’on en fait, et nous perdions à la fois notre position militaire et notre position morale. » Mais il importe beaucoup de faire observer qu’au mois d’octobre 1836, ni le maréchal ni Jusuf ne mettaient en doute qu’aussitôt l’armée en mouvement, la plus grande partie des tribus, sinon toutes, ne vinssent lui faire amende honorable et marcher avec elle.