Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 79.djvu/580

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avant eux la Princesse de Clèves, Marianne, Gil Blas et le Sopha. « Je dis que l’anglicisme nous gagne, écrivait d’Argenson ; après Gulliver et Pamela, voilà qu’on se passionne pour Tom Jones. Qui nous eût dit, il y a quatre-vingts ans, que les Anglais feraient des romans et meilleurs que les nôtres? Cette nation va bien loin, à force de liberté en tout. »

La société moderne trouvait enfin le genre littéraire qui convient le plus parfaitement pour la peindre. En Angleterre, elle avait figuré sur le théâtre avec les comiques de l’école bourgeoise, et dans l’essai avec Steele et Addison ; mais, dans ces représentations, les portraits étaient incomplets. Les nécessités théâtrales, la brièveté obligée des essais, avaient empêché que l’infinie complexité des sujets fût suffisamment exprimée. Le roman régénéré par Fielding et Richardson permettait de produire sur la scène littéraire ces hommes et ces femmes d’intelligence et de cœur qui, depuis des siècles, s’occupaient principalement d’autrui et désiraient ardemment, sans le dire, qu’enfin on s’occupât principalement d’eux. L’époque n’est point chevaleresque; le temps des Arthur et des Tristan est passé ; on ne saurait chanter une société semblable ; mais on peut très bien la décrire en prose.

Le roman prend ainsi dans le monde, comme Fielding l’a observé, la place de l’épopée antique ; on pense aux Harlowe comme jadis on rêvait des Atrides et, d’année en année, à mesure que l’humanité s’attache davantage aux sciences et aux vérités démontrées, on voit croître côte à côte, en importance et en honneur, les genres tout d’observation de l’histoire et du roman. Quant aux récits consacrés à Tristan et à « l’empereur magne, » comprenant bien que leur âge est fini, on se retourne vers eux avec la tendresse particulière qu’inspirent les morts, le passé à jamais évanoui, les lignées pour toujours éteintes, les songes d’enfance chèrement caressés à la lumière du premier soleil entrevu. C’est ainsi que l’avènement des Harlowe et des Jones a coïncidé avec un retour attendri des poètes vers le passé médiéval avec Chatterton, et que le goût simultané pour l’histoire, l’archéologie et la peinture de la vie réelle a fini par produire une école spéciale de roman, l’école romantique avec Walter Scott.

Peut-être y a-t-il autre chose que de la poésie à chercher dans ce passé. Les mouvemens de la pensée humaine ont bien rarement la soudaineté que parfois on leur suppose ; si l’on observe de près les innovations littéraires les plus brusques, on trouve presque toujours qu’elles ont été préparées par un travail imperceptible et séculaire. On fait habituellement commencer l’histoire du roman anglais à Defoe ou à Richardson ; mais n’y eut-il donc rien avant eux