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Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 79.djvu/745

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ce qu’on appelle en ce temps-là l’idéologie est proprement sa bête noire ; il y répugne, non-seulement par calcul intéressé, mais encore davantage par besoin et instinct du vrai, en praticien, en chef d’état, se souvenant toujours, comme la grande Catherine, « qu’il travaille, non sur le papier, mais sur la peau humaine, qui est chatouilleuse. » Toutes les idées qu’il en a ont eu pour source des observations que lui-même il a faites, et ont pour contrôle des observations que lui-même il fait.

Si les livres lui ont servi, c’est pour lui suggérer des questions, et. à ces questions, il ne répond jamais que par son expérience propre. Il a peu lu et précipitamment[1] ; son instruction classique est rudimentaire : en fait de latin, il n’a pas dépassé la quatrième. À l’École militaire, comme à Brienne, l’enseignement qu’il a reçu était au-dessous du médiocre ; et, dès Brienne, on constatait que « pour les langues et les belles-lettres, il n’avait aucune disposition. » Ensuite la littérature élégante et savante, la philosophie de cabinet et de salon, dont ses contemporains sont imbus, a glissé sur son intelligence comme sur une roche dure ; seules les vérités mathématiques, les notions positives de la géographie et de l’histoire y ont pénétré et s’y sont gravées. Tout le reste en lui, comme en ses prédécesseurs du XVe siècle, lui vient du travail original et direct de ses facultés au contact des hommes et des choses, de son tact rapide et sûr, de son attention infatigable et minutieuse, de ses divinations indéfiniment répétées et rectifiées pendant ses longues heures de solitude et de silence. En toutes choses, c’est par la pratique, non par la spéculation, qu’il s’est instruit ; de même un mécanicien élevé parmi les machines. « Il n’est rien à la guerre que je ne puisse faire par moi-même[2]. S’il n’y a personne pour faire de la poudre à canon, je sais en fabriquer ; des affûts, je sais

  1. Mme de Rémusat, I, 115 : « Au fond, il est ignorant, n’ayant que très peu lu, et toujours avec précipitation. » — Stendhal, Mémoires sur Napoléon : « Son éducation avait été fort incomplète… Il ignorait la plupart des grandes vérités découvertes depuis cent an ?, » et précisément celles qui concernent l’homme ou la société. « Par exemple, il n’avait pas lu Montesquieu comme il faut le lire, c’est-à-dire de façon à accepter ou à rejeter nettement chacun des trente et i :n livres de l’Esprit des lois. Il n’avait point lu ainsi le Dictionnaire de Bayle, ni le Traité des richesses, d’Adam Smith. On ne s’apercevait point de cette ignorance de l’empereur dans la conversation : d’abord, il dirigeait cette conversation ; ensuite, avec une finesse italienne, jamais une question ou une supposition étourdie ne venait trahir cette ignorance. » — Bourrienne, I, 19. 21. À Brienne. « malheureusement pour nous, les moines auxquels était confiée l’éducation de la jeunesse ne savaient rien, et ils étaient trop pauvres pour payer de bons maîtres étrangers… On ne conçoit pas comment il a pu sortir un seul homme capable de cette maison d’éducation. » — Yung, I. 125. (Notes sur Bonaparte au sortir de l’école militaire) : « Très appliqué aux sciences abstraites, peu curieux des autres, connaissant à fond les mathématiques et la géographie. »
  2. Rœderer, III. 544 (6 mars 1809), 26, 563 (23 janvier 1811 et 12 novembre 1813).