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Nous dépassons la zone des villages ; nous aimerions assez nous y arrêter; mais il faut traverser le fleuve, car la nuit le passage est impraticable. Nous arrivons sur la rive à neuf heures du matin, il fait déjà beaucoup trop chaud. Nous nous trouvons en face d’un fleuve aux eaux verdâtres, large, rapide, profond. Il n’est pas guéable ; mais il y a un service de quellek. Un quellek est formé par une dizaine de peaux de mouton gonflées d’air sur lesquelles on dispose une claie de roseaux. Deux hommes apportent sur leurs épaules ce primitif engin de navigation et le mettent à l’eau. On vérifie que les outres ne perdent pas trop d’air et on met sur la claie une demi-charge de mulet. On peut, grâce à ce procédé ingénieux, passer de grands fleuves en ne se mouillant que les pieds. Un homme, à genoux à l’avant, rame avec une petite palette; la traversée se fait lentement, et le courant, étant très fort, nous fait dériver pendant ce temps d’une façon considérable. Nous abordons à plus de 500 mètres en aval du point d’où nous sommes partis. Le quellek vide dérive encore d’autant pour retourner sur l’autre rive prendre une nouvelle charge. Deux hommes l’enlèvent alors sur leurs épaules et le remontent à pied le long de l’eau. Au moment où le quellek part et pour s’épargner la peine de descendre à pied jusqu’au point où ils doivent le reprendre, ces deux hommes, absolument nus d’ailleurs, se jettent à l’eau et, nageant doucement, ils se font porter par le courant jusqu’à l’endroit où ils doivent recommencer leur travail. Pour passer une grande caravane, il faut plusieurs jours de ce va-et-vient. Nous en fûmes quittes au bout de deux heures, deux heures d’attente au soleil.

Le paysage qui se déroulait sous nos yeux avait, sous l’éclatant soleil, un caractère de magnifique grandeur. Le fleuve, roulant ses eaux impétueuses entre deux larges grèves de galets, séparés de la plaine par une ligne de lauriers-rose, en arrière les oasis de palmiers, et, plus loin, la montagne que nous avions descendue le matin. Inondée de clarté, elle avait des tons chauds jaunes et rouges qui tranchaient sur le ciel d’un bleu intense : pas la moindre indécision dans les contours ; tout cela se détachant en lignes nettes dans une atmosphère limpide où ne flottait pas la plus légère buée. Cependant midi approchait, l’ombre se faisait rare autour de nous; la tête abritée dans une anfractuosité de rocher, le reste du corps allongé sur la pierre, et, cuisant doucement, nous attendions, sans impatience la fin de cet interminable transport.

Enfin, la dernière charge est embarquée, les mulets et les chevaux, débarrassés de leurs bâts et de leurs selles, traversent à la nage. Sur la rive gauche du fleuve, il n’y a pas un seul village. Nous nous mettons à l’ombre sous un grand konar et nous songeons