Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 80.djvu/214

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

naturelle ! Et qu’ils sont bien traités, sans que M. de Bonnières ait presque l’air d’y toucher, ces ridicules qui sont les nôtres ! À la vérité, ce sont les ridicules d’aujourd’hui, qui ne seront plus ceux de demain ; c’est la peinture de ce que nous nous montrons, de ce que nous voudrions être crus, autant ou plus que de ce que nous sommes ; le moraliste n’enfonce pas très avant, il se joue spirituellement à la surface des choses. Et, en effet, toute ressemblante qu’elle soit, ce serait un grave reproche à faire à M. de Bonnières, s’il avait traité la peinture pour elle-même. Mais elle ne sert que d’accessoire, en quelque sorte, ou de fond à l’un des plus jolis portraits de jeune fille qu’il nous souvienne d’avoir vus dans le roman contemporain. Là est le mérite singulier, vraiment original, du roman de M. de Bonnières. Ce qui se passe dans une imagination de jeune fille, le premier éveil de la curiosité féminine, la première tentation de l’amour, ce premier regard, ardent, avide et étonné, jeté par l’enfant de quinze ans sur le monde, sur la vie, sur la réalité ; la première désillusion et les premiers triomphes ; les premières leçons de l’expérience, le premier désespoir ; et, après la révolte, la soumission enfin et la résignation à la vie, le rêve évanoui, l’imagination rapetissée et domptée ; voilà le sujet difficile entre tous que M. de Bonnières a voulu traiter. Mais pour juger comment il y a réussi et, pour y réussir, ce qu’il fallait de tact et d’esprit, je ne demande au lecteur que de bien peser les difficultés, de se rendre compte qu’il s’agissait pendant tout un volume de gouverner entre deux écueils, qu’en dire trop peu, c’était risquer de tomber dans l’insignifiance ou dans la niaiserie, mais qu’en dire trop, c’était attirer à soi la foule de nos mauvais plaisans, sans parler du danger de choquer, de blesser, d’irriter les préjugés mondains. M. de Bonnières ne s’en est pas tiré seulement avec talent, mais avec adresse, et, puisque la réclame, trop occupée d’André Cornélis d’une part, et de Mont-Oriol de l’autre, ne l’a pas assez dit, c’était à nous de le dire. Les Monach ont fait plus de bruit, pour diverses raisons, dont la plupart étaient médiocrement littéraires ; Jeanne Avril n’est pas moins une œuvre bien supérieure aux Monach, et quand ce ne serait que pour le seul motif que nous disions tout à l’heure. Les Monach n’étaient qu’un tableau de mœurs, — peut-être aussi de la satire sociale, — mais qu’est-ce qu’un tableau de mœurs quand les mœurs qui lui servaient de modèle ont elles-mêmes disparu ? un document pour l’historien, c’est-à-dire assez peu de chose. Jeanne Avril est quelque chose de plus, et mieux qu’un tableau de mœurs : c’est un roman de caractères.

J’ai dit, « peut-être aussi de la satire sociale ; » c’est qu’en effet, je veux faire à ce propos une dernière critique à M. de Bonnières. Lui qui jadis, dans ses Mémoires d’aujourd’hui, s’était montré hardi