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A l’évêque de Gand, qui, avec les soumissions les plus respectueuses, s’excuse de ne pas prêter un second serment contraire à sa conscience, il répond rudement[1] en tournant le dos : « Eh bien! monsieur, votre conscience n’est qu’une sotte! » — Portalis[2], directeur de la librairie, ayant reçu de son cousin, l’abbé d’Astros. communication d’un bref du pape, n’a point abusé de cette confidence, strictement privée; il a seulement recommandé à son cousin de tenir cette pièce très secrète et déclaré que, si elle devenait publique, il en prohiberait la circulation ; par surcroît de précaution, il est allé avertir le préfet de police. Mais il n’a point dénoncé son cousin nominativement; il n’a point fait arrêter l’homme et saisir la pièce. Là-dessus, l’empereur, en plein conseil d’état, l’apostrophe en face : « avec ces regards qui traversent la tête[3], » il lui déclare qu’il a commis « la plus indigne des perfidies; » il le tient une demi-heure sous une grêle de reproches et d’outrages, et le chasse de sa présence, comme on ne chasse pas un laquais voleur. — Hors de sa fonction, comme dans sa fonction, le fonctionnaire doit se résigner à tout office, courir au-devant de toute commission. Si des scrupules l’arrêtent, s’il allègue des obligations privées, s’il ne veut pas manquer à la délicatesse ou même à la loyauté vulgaire, il encourt le mécontentement ou il perd la faveur du maître : c’est le cas de M. de Rémusat[4], qui ne se prête point à devenir son espion, son rapporteur, son dénonciateur pour le faubourg Saint-Germain, qui ne s’offre pas, à Vienne, pour faire causer Mme d’André, pour obtenir d’elle l’adresse de M. d’André, pour livrer M. d’André qu’on fusillera séance tenante; Savary, négociateur de la livraison, insistait sans se lasser et répétait à M. de Rémusat : « Vous manquez votre fortune, j’avoue que je ne vous comprends pas! » — Pourtant Savary lui-même, ministre de la police, exécuteur des plus hautes œuvres, machiniste en chef du meurtre du duc d’Enghien et du guet-apens de Bayonne, fabricant de faux billets de banque autrichiens pour la campagne de 1809 et de faux billets de banque russes pour la campagne de 1812[5], Savary finit par se lasser : on le charge de trop sales besognes ; si calleuse que soit sa conscience, il s’y rencontre

  1. D’Haussonville, l’Église romaine et le premier Empire, IV, 190 et passim.
  2. Ibid.t III, 460 à 473. — Cf. sur la même scène, Mémoires inédits de M. X... (Il y était témoin et acteur.)
  3. Mot de Cambacérès. (M. de Lavalette, II, 154.)
  4. Mme de Rémusat, III, 184.
  5. Mémoires inédits de M. X.., III, 320. (Détails sur la fabrication des faux billets, par ordre de Savary, dans une maison isolée de la plaine de Montrouge.— Metternich, II, 358. (Paroles de Napoléon à M. de Metternich): « j’avais tout prêts 300 millions de billets de la Banque de Vienne et je vous en inondais... Je vous remettrai les faux billets. » — Ibid. Correspondance de M. de Metternich avec M. de Champagny à ce sujet (juin 1810).