un endroit sensible ; il parvient à se découvrir des scrupules. C’est avec répugnance qu’il exécute, en février 1814, l’ordre de préparer secrètement une petite machine infernale, à mouvement d’horlogerie, pour faire sauter les Bourbons rentrés en France[1] : « Ah ! disait-il en portant la main à son front, il faut convenir que l’empereur est parfois bien difficile à servir ! »
S’il exige tant de la créature humaine, c’est que, pour le jeu qu’il joue, il a besoin de tout prendre : dans la situation qu’il s’est faite, il n’a pas de ménagemens à garder : « Un homme d’état[2], dit-il, est-il fait pour être sensible ? N’est-ce pas un personnage complètement excentrique, toujours seul d’un côté avec le monde de l’autre ? » Dans ce duel sans trêve ni merci, les gens ne l’intéressent que par l’usage qu’il en peut faire ; toute leur valeur pour lui est dans le profit qu’il en tire ; son unique affaire consiste à exprimer, à extraire, jusqu’à la dernière goutte, toute l’utilité qu’ils comportent : « Je ne m’amuse guère aux sentimens inutiles, disait-il encore[3], et Berthier est si médiocre que je ne sais pourquoi je m’amuserais à l’aimer. Et cependant, quand rien ne m’en détourne, je crois que je ne suis pas sans quelque penchant pour lui. » Rien au-delà : selon lui, dans un chef d’état, cette indifférence est nécessaire ; « sa lunette est celle de sa politique[4] ; il doit seulement avoir égard à ce qu’elle ne grossisse ni ne diminue rien. » — Partant, hors des accès de sensibilité nerveuse, « il n’a d’autre considération pour les hommes que celle d’un chef d’atelier pour ses ouvriers[5], » ou, plus exactement, pour ses outils : une fois l’outil hors de service, peu importe qu’il moisisse dans un coin sur une planche ou qu’il aille s’ajouter au tas des ferrailles cassées. Portalis[6], ministre de la justice, entre un jour chez lui, la figure défaite et les yeux pleins de larmes. — Qu’avez-vous donc. Portalis, dit Napoléon, êtes-vous malade ? — Non, sire, mais je suis bien malheureux : l’archevêque de Tours, le pauvre Boisjelin, mon camarade, mon ami d’enfance… — Eh bien ! que lui est-il arrivé ? — Hélas ! sire, il vient de mourir. — Cela m’est égal, il ne m’était plus bon à rien. » — Propriétaire exploitant des hommes et des choses, des corps et des âmes, pour en user et abuser à discrétion, jusqu’à épuisement, sans en devoir compte à personne, il arrive, au bout de quelques années, à dire aussi couramment et plus despotiquement que Louis XIV lui-même, « mes armées, mes flottes,