vague à leurs regards et de la lenteur à leurs gestes. Toutes deux ont commis le même délit : vagabondage. Sans ressource, n’ayant même pas deux sous pour avoir place à la paille dans le plus infime des garnis, l’estomac vide, grelottant de froid, l’une au boulevard Sébastopol, l’autre sur le boulevard Montparnasse, elles sont entrées dans un poste de police en disant: « Je n’en puis plus, arrêtez-moi. » L’expression dont elles se servent est celle du soldat qui a trop longtemps soutenu un combat inégal, qui jette ses armes et est fait prisonnier ; elles disent : « Je me suis rendue. » Dans ce cas-là, les sergens de ville sont très bons : ils font place auprès du poêle à la malheureuse qui se réchauffe, ils lui donnent à manger et bien souvent font entre eux une collecte, afin de lui remettre ce qu’au régiment on appelle le son de poche.
La troisième femme est tout autre. Elle vient d’avoir dix-huit ans. Elle est grande et d’ossature vigoureuse. Des cheveux blonds encadrent le front bombé, le visage est très pâle, le regard est inquiet, les lèvres sont minces avec une expression amère. Elle a quelque chose de l’animal qui a été chassé et qui sursaute, croyant toujours entendre l’aboi des chiens derrière lui. Elle n’est pas laide, mais la beauté du diable, cette fleur de jeunesse dont les joues sont veloutées, lui fait défaut; elle est hâve comme si, pendant longtemps, elle n’avait vécu que de privations. Elle est mariée ; son mari a vingt-deux ans; ils s’aimaient, et courageusement, — imprudemment, — ont accroché leur pauvreté l’une à l’autre. Sans doute ils ont chanté ce couplet d’un ancien vaudeville :
Unissons nos deux infortunes,
Nous en ferons peut-être du bonheur!
La misère fut pesante; point d’ouvrage, on en cherchait et l’on
n’en trouvait pas; successivement tout ce qui représentait une valeur quelconque fut engagé au mont-de-piété. Un soir que ces deux
malheureux n’avaient point mangé depuis vingt-quatre heures, ils
entrèrent dans un restaurant de bas étage et se firent servir à dîner.
Le total de la dépense s’élevait à quarante-deux sous; lorsqu’il fallut
payer, l’homme fit mine de fouiller dans ses poches, parut surpris
et déclara qu’il avait oublié son porte-monnaie. On appela les sergens de ville, et les deux affamés, après une nuit passée au « violon, » furent écroués au dépôt, où l’Œuvre des Libérées les aperçut.
Le gargotier fut immédiatement désintéressé et, sans hésitation,
fit mettre à néant la plainte qu’il avait déposée. La femme fut conduite à l’asile, où elle restera jusqu’à ce qu’elle soit un peu « refaite, » pendant qu’on lui cherche une condition ; quant à son mari,