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Les mines n’ont peut-être jamais autant donné ; selon Ranke, la quantité d’argent jetée dans la circulation par l’Allemagne, pendant le XVIe siècle, fut presque égale en valeur à l’or de l’Amérique[1]. Les marchés d’hommes où l’étranger vient acheter des reitres débarrassent le pays des aventuriers et des turbulens ; l’institution des armées mercenaires fait la tranquillité du pays en attendant qu’elle en amène la ruine.

La guerre de Trente ans passa sur cette terre heureuse et la laissa inculte, dépeuplée, assommée, témoignage effrayant de la facilité avec laquelle une grande civilisation peut être anéantie, même dans nos temps modernes. Les mercenaires des Wallenstein et des Tilly faisaient le désert ; la peste et la famine achevaient leur œuvre. Il y eut des destructions de villes « telles qu’on n’en avait pas vu depuis Jérusalem, » des provinces superbes où il resta quatre villages, des tueries en masse de 35,000 âmes, de vastes campagnes en friche reconquises par la forêt. A la paix, Berlin n’avait plus que 6,000 habitans, logés dans des maisons couvertes en paille et en bois.

En Bohême, le pays offrait une profonde solitude. « Les gens armés qui se hasardaient à le traverser rencontraient parfois sur le soir des paysans autour du feu, préparant leur souper, et un homme dans la marmite[2]. » Une immense ruine morale avait accompagné la ruine matérielle : « Nous avions désappris le rire, » disait un contemporain. Le peuple était devenu féroce comme le soldat, la bourgeoisie était hébétée par l’excès du malheur, la noblesse abîmée dans l’ignorance et l’ivrognerie. On vit apparaître dans toutes les classes une grossièreté et une dureté inouïes, et, quand les lettres se ranimèrent, il y eut une éruption de pédantisme prodigieuse. Le limon du caractère germanique, remué pendant toute une génération, était remonté à la surface. Les blessures du pays étaient si profondes, qu’il y a vingt ans on pouvait encore douter si elles étaient toutes fermées et si l’Allemagne du XIXe siècle n’était pas encore par quelque. endroit en retard sur celle du XVIe

Ce fut au milieu de cette barbarie et de cette détresse que la Prusse fit son entrée sur la scène du monde. Frédéric-Guillaume Ier n’était pas fait pour la ramener à la politesse et à la douceur, mais il la mit admirablement en état pour le grand rôle qu’elle allait jouer dès son successeur. Son avarice créa un ordre qu’il étendit

  1. Ranke, Zur Deutschen Geschichte. Il faut se souvenir que Ranke a toujours soutenu que les revenus tirés par l’Espagne de l’Amérique, au XVIe siècle, étaient très inférieurs à ce qu’on croit généralement. (Voir son Espagne sous Charles-Quint, Philippe II et Philippe III.)
  2. Hormayr, Taschenbuch fur die Vaterländische Geschichte, cité par Michelet.