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étincelaient de fureur et l’écume lui sortait de la bouche : « Infâme canaille, me dit-il ; oses-tu te montrer devant moi ? va tenir compagnie à ton coquin de frère ! » En proférant ces paroles, il me saisit d’une main, m’appliquant plusieurs coups de poing au visage, dont l’un me frappa si violemment la tempe que je tombai à la renverse et me serais fendu la tête contre la corne du lambris si Mme de Sonnsfeld ne m’eût garantie de la force du coup en me retenant par la coiffure. Je restai à terre sans sentiment. Le roi, ne se possédant plus, voulut redoubler ses coups et me fouler aux pieds. »

Les jeunes princes et princesses et les dames du palais se jetèrent devant la princesse Wilhelmine. Les petits pleuraient, la reine poussait des cris aigus et courait par la chambre en se tordant les mains, le peuple s’attroupait, car les fenêtres étaient ouvertes et la chambre au rez-de-chaussée, sur la place publique. Au milieu de cette scène, digne de Charenton, un cortège passa devant les fenêtres. Des gardes conduisaient Katt, le confident de Frédéric ; d’autres portaient ses coffres et ceux du prince, qu’on avait saisis et scellés. Katt aperçut la princesse Wilhelmine, la tête enflée et meurtrie. « Pâle et défait, dit-elle, il ôta pourtant son chapeau pour me saluer. » Frédéric-Guillaume, de son côté, aperçut Katt. Il sortit pour se jeter dessus en criant : « À présent, j’aurai de quoi convaincre le coquin de Fritz et la canaille de Wilhelmine ; je trouverai assez de raisons valables pour leur faire couper la tête. » Une dame de la cour osa se mettre en travers de ce furieux et l’arrêter. Elle lui parla avec autorité : il la regarda et se tut. Elle le menaça de la justice divine : il l’écouta en silence, dompté par le calme et l’énergie d’une femme. Quand elle eut fini, il la remercia et s’éloigna presque tranquille. Il est vrai que la rage le reprit cinq minutes après en revoyant Katt, qu’il mit en sang, et que la princesse Wilhelmine fut enfermée le même soir dans sa chambre, avec double garde devant sa porte. On la porta chez elle dans une chaise à porteurs, à travers une grande foule de paysans et de gens du peuple accourus au château sur le bruit que le roi avait tué deux de ses enfans.

On sait que Frédéric fut conduit à la citadelle de Küstrin. Frédéric-Guillaume lui avait fait subir avant de s’en séparer un interrogatoire qui donne la clé du procès qui suivit. Sa première question, d’un ton furieux, fut : « Pourquoi avez-vous voulu déserter ? » Mot caractéristique de l’homme et de la situation ; l’offensé n’était ni le père ni le souverain ; l’offensé était le sous-officier. « Vous n’êtes donc qu’un lâche déserteur, » répétait-il en essayant d’en finir d’un bon coup d’épée. Un des généraux sauva encore le prince, mais le roi resta buté, et Frédéric fut traité en soldat déserteur. Il fut tenu dans une rude prison, sans linge et d’abord sans meubles, même sans lit, nourri à douze sols et demi par jour, menacé de la question et destiné à