Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 80.djvu/637

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de cette sœur chérie. Les Mémoires restèrent intacts et témoignent des petitesses qui furent l’alliage d’une nature généreuse.

Il est vrai que cet alliage est ce qui rend sa figure si vivante et, — je l’ajoute tout bas, — si séduisante. Les personnes parfaites ont un peu de monotonie ; la petite margrave souffreteuse, jalouse et maligne, n’était rien moins qu’endormante. Son âme était frémissante et passionnée, son esprit hardi et sincère, son humeur enjouée et violente, son cœur exigeant. Qu’on la loue ou qu’on la blâme, elle fut femme avant d’être princesse, et elle était princesse jusqu’au bout des ongles. La femme a écrit la boutade en deux volumes qu’on lui a reprochée durement et qu’il serait grand dommage de ne pas avoir ; la cour de Frédéric-Guillaume Ier et la cour du vieux margrave de Bayreuth sont des tableaux uniques en leur genre. La princesse prit en 1757, lors des revers de la Prusse, la résolution de se tuer si son frère lui en donnait l’exemple, et Frédéric y comptait si bien qu’il lui écrivit : — « Je n’ai pas le cœur de vous détourner de vos résolutions. Nous pensons de même. » Les événemens dissuadèrent Frédéric de « finir la pièce, » mais il ne dépendait plus de la margrave de vivre ou de mourir. Depuis longtemps elle n’avait que le souffle. Elle expira le 14 octobre 1758, le jour où son frère était battu à Hochkirch. Je ne sais pas de plus belle oraison funèbre que celle que lui fît Frédéric le Grand, sans y penser, par les attitudes si différentes qu’il eut devant la défaite et en apprenant la mort de sa sœur.

Le 14 octobre, après la bataille, le roi fit appeler son lecteur, Henri de Catt, et le reçut d’un air ouvert en lui récitant la grande tirade de Mithridate vaincu, qu’il modifiait pour l’appliquer aux circonstances.


Je suis vaincu. Daunus[1] a saisi l’avantage
D’une nuit qui laissait, peu de place au courage, etc.


Le 17 octobre, une estafette apporta la nouvelle de la mort de la margrave de Bayreuth. Henri de Catt fut appelé. Frédéric II sanglotait comme un enfant et fut plusieurs minutes sans pouvoir proférer un mot. Pendant plus d’un an, il n’eut qu’un cri au milieu de ses larmes : — « j’ai tout perdu en elle! » Ce cri absout la margrave de toutes ses erreurs et de tous ses défauts. Heureuse la femme qui peut se dire que, lorsqu’elle mourra, il se trouvera un être humain pour s’écrier : j’ai tout perdu!


ARVEDE BARINE.

  1. Le comte de Daun, qui commandait les Autrichiens à Hochkirch.