de ténèbres, effroyable amalgame de méchanceté, d’envie, de ruse, de perfidie, toutes le dénonçaient comme un traître. « L’instrument dont Dieu s’est servi, écrivaient les jésuites, pour châtier les crimes des Français, c’est cet Irlandais... chargé de trésors immenses, qui poursuit l’effronterie jusqu’à s’écrier, — Comme on le prétendait à Pondichéry, — qu’il ne laisserait aux colons que les yeux pour pleurer. » La majorité des conseillers affirmaient avec moins de mysticisme, mais avec autant de fiel, que le général avait vendu l’Inde aux Anglais : que le désastre était le résultat d’un plan infernal, conduit avec l’habileté mathématique qu’un joueur consommé met à assurer le gain d’une partie d’échecs. Et, par une sorte de fatalité, pas un mot des officiers de l’état-major, pas une ligne de d’Estaing ou de Grillon pour rétablir la vérité, pour faire rentrer sous terre la calomnie et la sottise! Dès lors la conviction de la foule fut faite. La trahison de Lally devint un article de foi. Faire revenir l’opinion, c’était désormais un travail plus effrayant à entreprendre que ceux d’Hercule lui-même.
Les conseillers, à leur arrivée, trouvèrent donc un terrain admirablement préparé pour leurs manœuvres et une tactique indiquée : ils n’avaient qu’à exaspérer les passions. On les accueillait comme des victimes ; on les écoutait comme des prophètes. L’administration fit la faute de leur communiquer les lettres où Lally dénonçait aux ministres les concussions et l’hostilité du conseil. A la lecture de ces accusations si précises dans leur âpreté, ils prirent peur, et la peur les rendit féroces : leur tête était en jeu. Perdre Lally était le seul moyen de la sauver. Ils entamèrent contre l’absent la guerre la plus acharnée. Ce fut un débordement de factums, de mémoires, de souvenirs, de correspondances pour soulever Paris contre le général. Un des plus violens parmi ces libelles[1], c’était le mémoire du conseiller Le Noir. Dieu sait ce qu’il y avait entassé de noirceurs et de calomnies, lui qui était à l’affût de tous les commérages. Il ne se taisait pas une opération, il ne s’écrivait pas une lettre qu’il ne l’enregistrât avec une glose de sa façon. Et quelle glose! Un tissu d’absurdités, d’interprétations haineuses, et avec cela beaucoup de documens authentiques qui masquaient d’un semblant de vérité les déclamations les plus mensongères.
Il donnait le tarif de toutes les places prises par l’ennemi à tant chacune : Lally avait vendu Mazulipatam, vendu Chetoupet, vendu Arcate, vendu tout, même les approvisionnemens, à ses chers Anglais.
- ↑ Mémoire produit au conseil d’état du roi, par Trophime Gérard, comte de Lally-Tollendal, dans l’instance en cassation de l’arrêt rendu contre son père. Rouen; Besongue et fils, 1779. (Archives nationales, procès criminel, parlement, 1996 B et 1997.)