Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 80.djvu/669

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nationalités, qui tâchaient de se soustraire aux regards scrutateurs d’un gendarme toutes les fois que cet hercule breton, aux yeux bleu clair, à la chevelure rousse, à la mine rébarbative, venait recruter des travailleurs, — Les non-combattans, divisés en groupes, remplissaient le gaillard d’avant. Dans les canots, en grande partie évacués après la première panique, on aperçut un jeune couple pétrifié par la peur.

J’ai dit que le bâtiment, allégé du poids qui pesait sur son pont, avait cessé de rouler et que ce mouvement était remplacé par un léger tangage. Il s’en suivit que le peu de personnes qui ne détournaient pas les yeux pouvaient, à des intervalles réguliers, embrasser du regard l’ensemble de l’incendie. Spectacle grandiose, magnifique, terrible ! Au-dessus de nous, un ciel bleu d’azur, au-dessous, la danse macabre des vagues qui, jetant au vent leurs longues crinières d’or, semblent impatientes de nous engloutir. En face, les deux cheminées de la machine et le grand mât, intacts encore et comme indifférens à ce qui se passe près d’eux. Sur la passerelle, la silhouette du capitaine. Il se promène lentement et donne, de temps à autre, quelques ordres, par un signe de la main. Derrière lui, comme fond du tableau, le cratère ouvert vomissant des flammes qui, réunies en une seule colonne verticale rouge, s’élèvent à la hauteur prodigieuse de 40 mètres[1]. Au-dessus, un gros nuage de fumée affecte les formes d’un baldaquin, que le soleil déjà déclinant revêt de teintes bronzées.

A cinq, heures, le commandant, comme j’ai appris plus tard, avait renoncé à tout espoir. Le feu gagnait du terrain, les forces des travailleurs s’épuisaient à vue d’œil, le bâtiment devenu ingouvernable dérivait lentement, les soixante caisses de poudre étaient toujours entourées de flammes, et il était impossible de se rendre compte de l’état de la soute. Le moment suprême semblait proche. Les journaux ont parlé d’efforts faits pour rassurer les passagers en leur cachant l’étendue et l’imminence du danger. En effet, de temps à autre, arrivaient des gens disant que la poudre était complètement noyée, que tout allait à merveille, que tantôt on aurait maîtrisé le feu qui, cependant, sous nos yeux, semblait au contraire trouver à chaque instant de nouveaux alimens. Ces pieux mensonges furent accueillis par des signes d’incrédulité ou d’impatience. Après l’explosion de la poudre du bord, un homme vint nous raconter que c’étaient des signaux de détresse faits par ordre du capitaine! « Pour avertir qui?» demanda-t-on. Quelqu’un répondit : « Les requins. » Tout le monde, y compris le capitaine

  1. La hauteur de la colonne de la place Vendôme sans la statue.