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LE SENTIMENT RELIGIEUX EN RUSSIE.

où des hérésies naïves et subtiles étaient le refuge des esprits les plus hardis.

Ce peuple a conservé l’intégrité de croyances des époques où l’on n’ose mettre en doute que les conditions de la foi et la forme du salut. Son grand charme et sa grande force, c’est qu’il n’a pas été entamé par notre aride scepticisme. De là vient qu’à travers son apparente grossièreté, il a souvent l’âme moins grossière que des peuples extérieurement plus policés. Ce qu’il avait de noble et d’élevé dans le cœur ne s’est pas flétri au contact d’un esprit de négation qui n’est pas fait pour les petits et les humbles, et qui, en descendant des lettrés ou des savans dans les foules, s’y dessèche en un inepte et brutal matérialisme. C’est uniquement, dira-t-on, que la Russie est arriérée de plusieurs générations. C’en est au moins une des raisons. Libre à chacun de l’en plaindre ou de l’en féliciter. Ce qui est certain, c’est que c’est là un fait gros de conséquences, d’autant qu’à considérer l’épaisseur des couches populaires et le mince épiderme de classes soi-disant instruites qui les recouvre, il faudra longtemps pour que ce qu’on appelle les idées modernes en pénètre le fond.

La Russie populaire vit dans une autre atmosphère que la nôtre : les vents qui soufflent de l’Occident seront longtemps avant d’en avoir renouvelé l’air. C’est presque le seul pays de l’Europe où l’homme du peuple ait conservé le sens de l’invisible, où il se sente réellement en communion avec les hôtes du monde supra-terrestre. Ses villages de bois, en vain traversés par la vapeur, sont de ceux où un saint des vieux jours se sentirait le moins dépaysé. L’état de culture du peuple n’est pas la seule raison de cette persistante prédominance des penchans religieux ; l’histoire, l’état social, l’état politique de la Russie, n’y sont pas étrangers. Dure a été la vie sous le sceptre paternel des tsars. Rares et précaires étaient les joies qu’offrait l’existence à ce peuple de serfs. Sentant peser sur lui tout le poids d’un des plus pesans édifices sociaux qu’ait connus le monde chrétien ; ne voyant s’ouvrir à ses yeux de chair aucune libre perspective, il était d’autant plus enclin à chercher des échappées sur l’au-delà. Il lui fallait un monde plus clément, où il trouvât en tout temps un refuge. La religion le lui assurait. En même temps que la grande consolatrice, la foi était pour lui la grande revanche de l’âme. Plus cette vie était lourde, plus il vivait de l’autre.

L’ignorance des masses, le manque de tout bien-être, la double tyrannie du bailli représentant le seigneur et de la police représentant l’état ; toutes les tristesses de l’existence russe concouraient au même effet, tournaient le cœur du peuple dans le même sens.