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de monstres d’un autre âge, dont le nombre même est difficile à fixer. L’homme du peuple semble n’avoir pas encore franchi ce degré de civilisation où toutes les conceptions prennent spontanément une forme religieuse. À cet égard comme à tant d’autres, il est le contemporain de générations chez nous depuis longtemps disparues. S’il est, en Europe, des états où la religion a tenu une aussi grande place, il n’en est peut-être point où elle en occupe encore une aussi large. La rudesse du sol, la rigueur du climat, avaient préparé son empire ; les vicissitudes de l’histoire, la forme du gouvernement public et privé l’ont affermi ; l’état de culture l’a maintenu.

Lorsque, au-dessus d’un village des steppes, j’apercevais l’église dominant de ses coupoles vertes les noires cabanes du paysan, il me semblait voir un emblème de cette vieille royauté de la religion sur la terre russe. Que si l’on nous demande comment ou pourquoi la religion a gardé, sur le peuple et sur la vie populaire, un ascendant qu’elle a perdu en tant de contrées de l’Europe, les raisons en sont multiples. C’est d’abord et avant tout le degré de civilisation du pays, et, si l’on peut ainsi parler, l’âge intellectuel de la nation. Ce peuple, encore jeune malgré ses mille ans d’histoire, en est à une sorte d’adolescence où les croyances de sa longue enfance conservent presque toute leur autorité. Il n’en est pas encore arrivé (nous parlons, bien entendu, des classes populaires) à la phase du scepticisme, à cette crise des croyances que traversent, depuis un siècle, les sociétés occidentales. Il n’a pas encore passé par cette redoutable mue intellectuelle qui a pour longtemps ébranlé la santé morale des peuples modernes. Il a eu beau être visité par Diderot, il a beau posséder la bibliothèque de Voltaire, il en est encore à l’âge théologique, et, malgré les recrues faites chez lui par les disciples de Comte, rien n’indique qu’il en doive bientôt sortir.

Dans cette Russie, pareille à ses paresseuses rivières, les siècles paraissent couler plus lentement. Pour la grande masse de la nation, le moyen âge dure toujours. Luther est encore à son couvent et Voltaire, l’ami de Catherine, n’est pas né. Elle est restée, au XVe siècle, pour ne pas dire au XIIIe. C’est une impression que j’ai souvent eue en Russie. Après avoir franchi, au milieu d’un peuple de pèlerins, les hautes portes du monastère de Saint-Serge, ou être descendu, à travers deux longues files de mendians, dans les galeries des catacombes de Kief, il me semblait mieux comprendre notre moyen âge. De même, pour qui n’a pas foulé le sol encore intact de la sainte Russie, la meilleure manière de se représenter le peuple russe, c’est encore de remonter au-delà de la réforme et de la renaissance, aux siècles où la foi au surnaturel dominait toute la vie populaire,