Entre l’état religieux de la Russie et celui d’une notable partie
de l’Occident, il n’y en a pas moins une différence capitale, pour
ne pas dire un contraste. La situation est en quelque sorte inverse.
L’axe religieux est déplacé, le point d’appui de la foi chrétienne
retourné. Tandis qu’en plusieurs pays de la vieille Europe, en France
et en Angleterre notamment, la religion, devenue suspecte au bas
peuple qu’elle a si longtemps consolé, s’est en grande partie réfugiée dans les hautes classes, dont le XVIIIe siècle lui avait fait essuyer
les dédains ; chez les Russes, les croyances chrétiennes vont en
diminuant de bas en haut. En bas, chez le paysan, chez le marchand, chez l’ouvrier même, la foi ; en haut, chez les classes cultivées, le scepticisme ou l’indifférence. Cette sorte d’interversion
des rôles est avant tout imputable à l’état social et à l’histoire.
Plus le peuple montre de foi, plus il reste attaché aux croyances de
ses pères et plus les classes supérieures sont portées à regarder la
religion comme bonne pour le peuple, moins elles sentent le besoin de la soutenir de l’autorité de leur exemple. Le sentiment
aristocratique est alors d’accord avec l’orgueil du savoir pour pousser
à mettre sa vie comme ses idées au-dessus des règles communes.
Le frein social est assez solide pour qu’on ne se fasse pas scrupule
de ne s’y point soumettre. Ainsi longtemps de la Russie ; l’empire
de la religion semblait assez fort pour qu’en le secouant elles-mêmes, les classes civilisées ne craignissent pas de l’ébranler au-dessous d’elles. Ce n’est pas qu’il y eût moins d’hypocrisie (il y a
partout, en pareil cas, plus d’instinct que de calcul), c’est plutôt
qu’il y avait plus de frivolité et moins d’expérience.
Qu’un jour, à une époque prochaine peut-être, il y ait, dans la société russe, une reprise religieuse analogue à celle dont le XIXe siècle a été témoin en Angleterre, en France, en maintes parties de l’Allemagne, on ne saurait en être surpris. Là, tout comme ailleurs, l’un des effets de la propagande révolutionnaire parmi les foules sera de ramener à la vieille foi les sympathies des esprits, des professions, des classes qu’effraient les progrès de la démocratie et les menaces du socialisme. Assaillie comme un obstacle par les uns, la religion est par les autres défendue comme un rempart. Le flot de la révolution n’a qu’à grossir ou à se rapprocher, pour que la foi religieuse apparaisse comme une digue contre le débordement des idées subversives, et qu’on voie les mains qui se faisaient un jeu de la miner se faire un devoir de la relever.
Il y a déjà, en Russie, des symptômes d’un pareil revirement. Cela est sensible dans la haute société, dans les couches aristocratiques. Une certaine liberté d’esprit y est-elle toujours de mise, le respect, si ce n’est la pratique, de la religion y est de bon ton. L’impiété, l’athéisme tranchant, on les laisse à de moins raffinés.