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LE SENTIMENT RELIGIEUX EN RUSSIE.

Cela est plus sensible encore dans le monde officiel, où la politique a toujours tenu la religion en honneur. Plus la propagande révolutionnaire lui a donné de soucis et plus le gouvernement a été pris de ferveur religieuse.

Ainsi autrefois, sous Nicolas ; ainsi aujourd’hui, sous Alexandre III. Le « nihilisme » a valu à la Russie un réveil de ce zèle officiel. L’état a tout fait pour fortifier l’ascendant des croyances religieuses, non-seulement sur le peuple, mais sur toutes les classes de la nation, dans tous les établissemens d’instruction, de l’école populaire aux universités. À cet égard, la politique impériale, sous Alexandre III, comme jadis sous Nicolas, serait, en tout autre pays, qualifiée de cléricale.

Beaucoup de Russes, il est vrai, affirment que toute espèce de « cléricalisme » est incompatible avec la Russie, incompatible avec l’orthodoxie orientale. N’est-ce pas là encore une prétention que les faits peuvent démentir ? Si cet équivoque terme de cléricalisme, mal défini même en Occident, semble particulièrement impropre en Russie, c’est d’abord que l’église et l’état y sont trop intimement liés pour que l’activité de l’église s’exerce aux dépens de l’état et contre l’état ; c’est ensuite que le clergé est loin d’y posséder ou d’y pouvoir revendiquer le même ascendant que dans les pays catholiques. Presque entièrement isolé de ses compatriotes, formant lui-même une sorte de caste, le clergé russe a peu de rapports avec les autres classes et, par suite, peu d’empire sur elles, en haut surtout. Pour la noblesse, pour l’état lui-même, l’église a longtemps été une église de paysans, ses prêtres un clergé de moujiks. Cela a-t-il empêché l’état de la soutenir de son autorité, de lui prêter, d’une manière constante, ce qui lui fait défaut presque partout en Occident, l’appui de la loi et du bras séculier ? Repousse-t-on le terme de clérical, le gouvernement russe s’est maintes fois montré piétiste. L’état, en effet, peut faire du piétisme ou du cléricalisme, peu importent les mots, par calcul politique autant que par conviction religieuse ; l’état peut être dévot par instinct de conservation, dans son propre intérêt, bien ou mal entendu, et non dans l’intérêt d’une église ou d’une doctrine. Même en pays catholiques, la plupart des hommes que leurs adversaires traitent de cléricaux ont beaucoup moins en vue l’avantage du clergé, ou la défense de la foi, que le bien de l’état et de la société.

L’église russe a conservé des droits et prérogatives dont aucune autre église ne jouit en Europe. Nulle part, le spirituel et le temporel ne sont restés aussi étroitement unis ; nulle part, la religion n’est aussi protégée. Il est vrai que, selon la règle commune, ses privilèges vis-à-vis du pays, l’église a dû les payer en dépendance vis-à-vis du pouvoir.