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en plein midi ; cinq minutes après, il était arrêté. La cour d’assises fut sans clémence et le condamna à dix ans de travaux forcés ; au bout de la huitième année, il fut gracié et dispensé du séjour obligatoire dans une ville désignée, car à Toulon sa conduite avait été correcte. Il revint à Paris et s’y perdit dans la foule. Son nom, par un hasard étrange, était celui d’un instrument de punition usité dans les maisons de force ; il en changea. Je le rencontrais souvent, jamais je ne lui fis mauvais accueil, et jamais non plus, on peut le croire, je ne me permis la moindre allusion blessante. Il faisait pitié à voir, car il vivait sous l’oppression d’une crainte perpétuelle ; son regard, plein d’anxiété et de sollicitation, semblait toujours implorer le silence. Sa misère fut dure, il la supporta simplement, sans emphase et sans plainte ; il ne recula devant aucune besogne, pour ne devoir son pain qu’à son travail. Plusieurs fois on lui proposa de lui venir en aide, il refusa. Il était passé maître en l’art de rédiger les catalogues, il y trouva une rémunération suffisante et fut enfin attaché à une très importante publication ; il y fit paraître plusieurs volumes qui furent remarqués. Ceux qui les ont lus ne se doutent guère que le nom qu’ils ont répété avec éloge cache celui d’un ancien forçat. Il avait un geste singulier : très souvent il portait la main à son épaule, là même où le fer rouge avait été appliqué. Il est mort environ deux ans avant la guerre. Parmi les objets qui composaient son mobilier, on trouva une boîte en paille tressée qui contenait un anneau de la chaîne qu’il avait portée jadis. J’imagine qu’en ses heures de défaillances, qui ont dû sonner souvent, il ouvrait le petit coffret et chassait les pensées mauvaises. C’est peut-être grâce à ce talisman qu’il s’est maintenu droit.

L’autre n’avait sur la conscience qu’une peccadille, que l’on a trop brutalement punie. Il n’avait rien d’un meurtrier, tant s’en faut ; c’était un bon vivant, exubérant, joyeux, spirituel et gai, ne résistant pas à sa jeunesse qui l’entraînait, qui faillit le perdre et l’eût perdu s’il n’avait eu le cœur bien placé. Un samedi de carnaval, n’ayant pas d’argent pour aller au bal de l’Opéra, il brisa un tiroir dans l’étude de l’officier ministériel chez lequel il travaillait et y prit une cinquantaine de francs ; puis, le soir venu, il s’habilla en « général étranger, » alla retrouver ses camarades, passa la nuit à danser, soupa, et le lendemain avait l’oreille basse, car il s’attendait à recevoir une forte semonce et peut-être même à être congédié. La semonce fut un interrogatoire que lui fit subir le commissaire de police, car son patron l’avait dénoncé. Trois ans d’emprisonnement. Il fut envoyé dans une maison centrale et y resta dix-huit mois. Il se secoua et regarda la vie en face : non ; tout n’est point désespéré pour une frasque de jeune homme dont on n’a même