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LE PATRONAGE DES LIBÉRÉS.

connu ni tribunaux ni prisons, avaient été appelées du dehors, parce que « l’ouvrage pressait[1] ; » enfin, les sept dernières sont des libérées qui se sont délivrées elles-mêmes par leur bonne conduite et leur travail. Après avoir réuni une « masse » suffisante, chacune d’elles a loué, dans le quartier, une chambre où elle habite et où elle fait sa cuisine. À l’heure de l’ouverture de l’atelier, elle arrivent, apportant leur repas qu’elles ont préparé, se mettent à l’ouvrage et ne le quittent qu’au moment de la fermeture. Tout leur gain leur appartient, et, comme il suffit à éviter la misère, elles sont à l’abri du besoin, lorsqu’elles savent se soustraire aux sollicitations des cabarets, des bals de barrière et des hommes qui les fréquentent. Celles-là sont relativement heureuses, on les envie, leur sort excite l’émulation, et, avec un peu d’énergie, on parvient à les imiter : avoir son indépendance, un chez soi et de l’ouvrage assuré dans un atelier où l’on est bien accueilli, c’est être certain, si l’âme est encore ferme, de n’avoir plus rien à démêler avec la justice correctionnelle. Toutes les femmes qui entrent à l’asile ne sont pas employées au brochage ; sur 98 qu’on y a reçues en 1885, 12 ont été envoyées dans des maisons hospitalières, 32 ont trouvé place dans des ateliers, 22 sont parties sans motifs apparens et ont peut-être repris leur vie d’aventure ; 8 ont été expulsées pour fautes disciplinaires ; 4 ont été rappelées dans leur famille ; au 31 décembre, il restait 20 pensionnaires, qui, sans doute, continuaient ou terminaient leur apprentissage. Quelques-unes sont gardées pour les soins de la maison, la cuisine ou les services intérieurs.

Il est une de ces pauvres femmes que je n’ai pu voir sans être ému, car je connais son histoire, qui est celle de tant de malheureuses filles arrivées à Paris pleines de confiance, et que leur confiance a perdues. Servante, elle fut chassée, non pour un acte d’indélicatesse, mais parce que les fautes qu’elle avait commises étaient devenues trop apparentes. Comment vécut-elle ? où donnâ-t-elle le jour à un enfant dont le père se dérobait, selon l’usage du sexe fort, qui n’obéit « qu’aux lois de l’honneur ? » Je l’ignore ; mais je soupçonne que les misères à travers lesquelles elle traîna furent aiguës, et qu’elle eut l’énergie de les supporter pendant quelques mois, car un soir, n’en pouvant plus, elle attacha un billet explicatif aux vêtemens de son enfant, qu’elle déposa sur le trottoir d’un quai ; puis elle fit le signe de la croix et se jeta à la rivière. Des mariniers purent la sauver ; son premier cri en revenant à l’existence fut pour redemander son fils, que l’on retrouva endormi là même où elle l’avait placé. La préfecture de police avisa la Société de patronage, qui répondit : « Envoyez vite la mère et l’enfant. » Le

  1. On broche à l’asile 275,000 volumes par an.