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labeur que nous réussissons à enflammer l’ingrat combustible. Nous nous approprions un demi-mètre de la viande sèche suspendue au toit qui nous abrite, et nous lavons avec soin cette pitance, souillée par les mouches. Nos feuilles, qui se consument plus qu’elles ne flambent, produisent une fumée blanche, acre, qui, si elle nuit à la cuisson de nos beefsteaks, tient à distance l’avant-garde des moustiques.

Nos lanières sont grillées, et nos dents s’exercent à déchirer ce cuir que la faim nous fait trouver presque savoureux. Nous gardons deux de nos galettes de maïs pour le déjeuner du lendemain, et, tandis que José dispose le foyer pour la nuit, je m’assieds en face du lac.

Il est étroit, mais sa longueur doit dépasser li kilomètres. En ce moment, il a un peu perdu de son aspect morne, car le pan de ciel qu’il reflète vient de se teindre d’une belle couleur rouge. C’est que le soleil, au-delà de la forêt, au-delà des savanes, tout là-bas, hors de notre vue, descend derrière les sommets de la Cordillère. L’eau ne brille pas, n’étincelle pas sous sa couleur d’emprunt. Je crois avoir sous les yeux une masse de fer amenée à ce degré de chaleur que les métallurgistes nomment le rouge sombre : l’illusion est complète, saisissante.

Pendant dix minutes, je me crois enfin sorti du monde antédiluvien. Des vautours passent au-dessus des arbres, puis ce sont deux spatules roses, un faucon, et, babillant comme pour se rassurer, un couple de perroquets. Ils ont à peine disparu que le ciel s’assombrit. Le lac redevient noir, les palmiers se confondent ; on dirait qu’un voile, semé de points lumineux, est brusquement ramené par un mécanisme invisible de l’orient vers l’occident.

Il fait nuit; je me rapproche de la cabane sous le toit de laquelle José est déjà couché, endormi. Pour ce grand enfant, comme pour les petits, c’est appeler le sommeil que cesser d’agir. Je suis moins favorisé ; je pense, en regardant scintiller les étoiles, à la jeune Indienne qui connaît maintenant le but de la vie, qui habite peut-être un de ces mystérieux mondes au milieu desquels le nôtre est perdu. A la fin, je m’enveloppe dans ma couverture, et la fatigue m’endort plus vite que je ne l’espérais.

Je me réveille mal à l’aise, le visage et les mains en feu. Je n’ai pu, — question de nerfs sans doute, — Dormir, comme le font les Indiens, avec une immobilité de momie. Ma couverture s’est écartée, j’ai mis mes bras à l’air, et les moustiques m’ont couvert de leurs venimeuses piqûres. Je me lève, je m’assieds près du foyer, demandant du secours à sa fumée contre mes ennemis. Une lueur!