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le jour va-t-il paraître? Non, c’est le croissant de la lune qui brille en arrière de moi, qui bientôt, de sa lueur fantastique, éclaire un coin du lac.

Le matin, sur la rive droite du Salado, je m’étais cru devant un paysage du monde primitif, et je m’étais un instant considéré comme un des contemporains de l’ichthyosaure. Me voilà de nouveau transporté dans ce passé dont les géologues ont, disent-ils, déterminé l’âge, à quelques milliers d’années près. La partie du lac qu’éclaire la blanche lumière du croissant se détache, phosphorescente, vaporeuse, du cadre noir que lui forment les palmiers. Le silence du jour, déjà si troublant, serait du bruit dans le calme qui règne autour de moi. Une odeur de musc m’écœure, et, regardant la rive où la pirogue est attachée, j’aperçois sept caïmans. Tous sont tournés vers le foyer sans flammes, sur les parties noires duquel courent, se croisent, se poursuivent, s’enlacent, disparaissent et renaissent, avec des allures ondulantes de reptiles, de minces lignes de feu. Je remue cette braise, sur laquelle je jette une brassée de feuilles qui bientôt pétillent. Fascinés, trois des caïmans se rapprochent. En retournant à la provision de combustible, je m’arrête. A gauche de la cabane, sous l’ombre des arbres, deux points lumineux viennent de se montrer. Sont-ce des reflets? non; ils scintilleraient et seraient immobiles. Sont-ce des fulgores? que feraient ces insectes dans ce milieu? J’ai trouvé. Les points lumineux qui suivent chacun de mes mouvemens, qui se déplacent, ce sont les yeux du tigre noir dont a parlé l’un des Indiens d’Acoula, les yeux de la panthère des régions du nord de l’Amérique, du felix melas des savans.

Ce fauve est rare dans les forêts du Mexique, et l’occasion tentante. Quel magnifique souvenir pour l’un de mes amis d’Europe, que l’envoi de la peau de ce beau félin! Séduit, comme le sont les caïmans par les lueurs tremblotantes du foyer, l’animal est peu à peu sorti de l’ombre et s’avance cauteleux. Je me place de façon à le bien voir: au désert, c’est toujours un de mes soins, lorsqu’elles m’en fournissent l’occasion, d’étudier les mouvemens, les allures des bêtes.

Sauf les dimensions, le felix melas du Mexique, — Est-il le frère ou le cousin de celui du Pérou? — a tous les caractères extérieurs du chat. Celui que j’ai sous les yeux, droit d’abord et battant ses flancs de sa queue, s’affaisse peu à peu sur ses jarrets, rampe vers le foyer. Va-t-il bondir? Non; il s’étend sur le sol, pose sa tête sur ses pattes de devant qu’il allonge, et bâille. Il contemple le feu, sans cesser toutefois d’avoir l’œil sur moi, car il tourne ou relève la tête au moindre de mes mouvemens. Je fais quelques pas vers lui ; ses oreilles se renversent en arrière, sa croupe se soulève,