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La Bruyère, à diviser Rabelais, pour ainsi dire, à faire de son œuvre deux parts, dont ils rejettent l’une, qu’ils délèguent à la canaille, et tout de même veulent retenir l’autre. Mais « la canaille,» mieux inspirée que les commentateurs, ce qui lui est arrivé quelquefois dans l’histoire, et notamment en cette circonstance, a parfaitement compris que Rabelais ni son livre ne sont de ceux que l’on divise ; et la preuve, c’est qu’elle a créé la légende du curé de Meudon, précisément pour mettre entre l’homme et le livre un accord ou une unité dont elle sentait bien, pour ainsi dire, mais dont elle ne discernait pas le lien. Si Rabelais était moins ordurier, quelques lecteurs estiment qu’il serait moins divertissant, — En quoi peut-être ils donnent une étrange idée de l’espèce de divertissement qu’ils aiment, — Et les autres, les délicats, le trouvant plus lisible, se trouveraient eux-mêmes soulagés d’un peu de juste honte qui se mêle à leur admiration. Mais ce ne serait plus Rabelais, ce ne serait plus le plus grand de nos naturalistes, ce ne serait plus le rénovateur parmi nous du culte de la nature ; et ce qu’elle gagnerait en décence, il faut bien dire que son œuvre le perdrait en importance et en signification historique, littéraire, philosophique. Rabelais est beau de son impudence; et sans cette impudence, belle elle-même de son naturel et de sa sincérité, son livre, au lieu d’être ce qu’il est, l’expression de toute une part de la renaissance, n’est que roman, que folâteries, que contes à dormir debout.

Que l’histoire serait instructive, depuis deux cent cinquante ans, du progrès parmi nous de ce culte de la nature! c’est Calvin, presque le premier, qui essaie de s’y opposer ; et, dans la seconde moitié du XVIe siècle, par-dessous les guerres de religion, la grande question qui s’agite, c’est de savoir si l’antique morale, — Cette morale fondée théologiquement sur le dogme de la chute, mais en réalité, sur l’expérience de la perversité native de l’homme, — sera dépossédée du gouvernement de la conduite humaine, et si la nature suffira désormais toute seule à maintenir l’institution sociale. Calvin l’emporte, et l’église catholique se réforme elle-même, dans la discipline et dans les mœurs, sur le modèle du protestantisme. Dans les dernières années du XVIe siècle, dans les premières années du XVIIe, il semble que le concile de Trente ait donné le signal d’une renaissance religieuse ; et rarement on a vu, chez les protestans comme chez les catholiques, de plus beaux exemples de vertu. Mais le petit troupeau des épicuriens, ou, comme l’on dit alors, des libertins, ne s’est pas dispersé. Postérité dégénérée, mais postérité de Rabelais tout de même, et directe, les Théophile, les Saint-Amant, les Saint-Pavin, les Scarron continuent le XVIe siècle jusqu’au milieu du XVIIe siècle ; et le bourgeois parisien les approuve, ce bourgeois dont les fils vont s’appeler ou s’appellent déjà Boileau, Chapelle, Molière, Regnard, Voltaire.