tout haut, puisqu’on n’avait que de bonnes vues ; qu’un état pouvait se conduire comme un honnête homme du monde, qui, après avoir bien pourvu à sa sûreté et à ses affaires, augmente sa considération par l’utilité dont il est à ses citoyens, arbitre actif sur leurs différends, n’évoquant que la justice et le bonheur parmi les hommes[1]. »
Ces maximes, d’une honnêteté irréprochable, mais dont la généralité un peu vague pouvait prêter à bien des commentaires et l’application donner lieu à plus d’un mécompte, n’auraient pas suffi pour assurer la considération du nouveau ministre, si, par son zèle et son assiduité à remplir les devoirs de sa profession, il ne s’en fût montré plus véritablement digne. Mais d’Argenson se comporta tout de suite, comme il avait fait d’ailleurs toute sa vie, en travailleur actif et scrupuleux, et le ministère qui, depuis que le roi avait entrepris de le diriger lui-même, se plaignait de n’avoir plus de direction du tout, dut reconnaître que cette fois il avait retrouvé un chef. Levé à cinq heures du matin, d’Argenson prenait connaissance de toutes les dépêches, puis s’en faisait remettre une analyse sur un feuillet à mi-marge, disposé de manière à lui permettre de noter lui-même en regard, paragraphe par paragraphe, la réponse qui devait être faite. Ces notes autographes, précieusement conservées dans nos archives, sont d’une lecture curieuse et véritablement amusante. On y surprend, jetée sur le papier, avec une vivacité primesautière, la pensée qui jaillit d’un esprit original. C’est un mélange, un contraste d’expressions familières, parfois triviales, mais toujours piquantes et de maximes déclamatoires et même légèrement pédantesques. Le canevas ainsi préparé était transmis, pour être converti en dépêche, à l’un des premiers commis que j’ai déjà nommés, Laporte-Dutheil et Ledran, le dernier surtout, que d’Argenson préférait, et qui avait trouvé grâce devant son jugement habituellement assez dédaigneux. « Ledran, dit-il, sait beaucoup, mais il écrit mal. » Ce que d’Argenson appelait mal écrire, c’était probablement mettre en usage le style traditionnel des instructions diplomatiques, style un peu lâche, dépourvu de relief, quelquefois même de précision, mais qui est, par là même, souverainement commode pour laisser à un négociateur la liberté de ses mouvemens, lui permettre de reculer ou d’avancer à son gré, suivant les circonstances, sur le terrain mobile où il doit manœuvrer, et de s’exposer même à être désavoué si à la dernière heure un intérêt supérieur l’exige. Rien, en effet, ne devait plus surprendre un employé, nourri dans de telles habitudes, que le
- ↑ Journal de d’Argenson, t. IV, p. 135-137.