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Au surplus, que le soldat soit plus ou moins bien payé, nourri, vêtu et couché, là n’est pas la question ou, du moins, c’en est le petit côté, le côté philanthropique et sensible. L’essentiel, dans un état militaire, c’est que le soldat s’endurcisse à la fatigue et même aux privations sans rien perdre de sa vigueur et soit toujours prêt à faire campagne. Les plus belles armées du monde ont été des armées maigres, et c’est par la graisse qu’a toujours péri le militaire. L’ancien régime avait eu ce point des idées fort arrêtées, qui lui venaient en droite ligne de Rome et de Sparte et qu’il devait à son éducation classique. S’il eut un tort, c’est moins de les avoir trop rigoureusement appliquées à la troupe que d’avoir adopté pour ses états-majors une ligne de conduite et des principes différens, et l’on serait peut-être moins tenté de lui reprocher sa dureté pour le soldat, s’il n’avait pas toléré tant de luxe et de mollesse chez l’officier.


III. — LE MILICIEN.

A part les grenadiers royaux, l’espèce du milicien ne vaut pas, à beaucoup près, celle du soldat de ligne. Ce n’est pas, comme ce dernier, le besoin ou le goût des aventures et l’attraction de la vie militaire qui l’ont amené sous les drapeaux : c’est le billet, l’affreux billet noir, tiré « d’une main tremblante et d’un cœur glacé[1]. » Il vivait heureux dans son village, entre ses bêtes et ses parens, quand M. le subdélégué est venu et l’a pris. Et, maintenant, le voilà pour six ans dans cette galère. Six ans effectifs ? non pas ; car, depuis 1778, le roi, dans l’intérêt de la culture, « a réglé qu’il n’y aurait plus d’assemblée générale que dans le cas où la défense de son royaume pourrait l’exiger[2], » et les soldats provinciaux n’ont plus désormais en temps de paix qu’à se présenter une fois par an devant le subdélégué de leur arrondissement. Mais que la guerre éclate, et non-seulement on les retiendra tout leur temps sans leur faire grâce d’un jour, mais rien ne dit qu’on ne les gardera pas plus que leur congé[3]. Quelle épée de Damoclès suspendue sur la tête de ces malheureux, dont beaucoup sont mariés, et comment de tels élémens tirer de solides réserves ! Encore, s’ils avaient été formés,

  1. Dubois Crancé, séance du 12 décembre 1780.
  2. Règlement du 1er mars 1778.
  3. Pendant la guerre de sept ans, les congés furent prorogés d’année en année. A la paix, en 1765, une ordonnance du 27 novembre proscrivit formellement cet usage ; mais il est infiniment probable qu’en cas de nouvelle grande guerre cette ordonnance n’eût pas été plus observée que les précédentes.