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disciplinés, s’ils avaient passé quelque temps à la caserne, vivant de la rude vie du soldat, et prenant à ce contact l’habitude, sinon le goût du métier, s’ils avaient été tant soit peu militarisés ! Mais non ; le plus souvent, en cas de guerre, on attend le dernier moment pour les appeler, et c’est à peine dégrossis qu’ils sont envoyés dans les places et même dans les régimens en campagne pour y combler les vides[1]. Ils y arrivent avec l’inquiétude et l’ahurissement du villageois transplanté, l’air gauche et contraint dans leur habit neuf, ne sachant pas seulement tenir un fusil[2], le moral abattu, souffrant déjà du mal du pays, en attendant que le typhus ou la dysenterie les livre à la promiscuité de l’hôpital. Avec quelques mois d’entraînement, on en eût fait des hommes capables de supporter les longues marches et les privations. Ainsi jetés pêle-mêle et sans transition aux armées par messieurs les intendans, ils sont marques d’avance. A chaque campagne, il en périt la moitié de langueur ou de maladie, souvent sans avoir même vu le feu[3].

Avec cela nulle considération[4], rien pour les soutenir et les réconforter ; rien pour leur donner du cœur au ventre et de l’émulation. Au régiment, le milicien est en butte au dédain du soldat de ligne ; on lui fait sentir par toute sorte de quolibets et de mauvais traitemens son infériorité ; c’est la tête de Turc sur laquelle chacun, même l’officier[5], s’exerce à l’envi. Pareillement pour le peuple, ce n’est qu’un soldat d’occasion, un maladroit, un emprunté, qui ne sait même pas porter son costume[6] et qui ne ressemble pas plus à la troupe réglée, si martiale et si bien tenue, que le franc-archer du moyen âge ne ressemblait aux gens d’armes.

  1. C’est pendant la guerre de la succession d’Espagne que ce système avait commencé d’être appliqué. Il fut repris sous Louis XV ; la milice recruta alors, non-seulement l’infanterie, mais la cavalerie, même les carabiniers.
  2. Broglie à d’Argenson 4 avril 1743. « L’armée du roi, n’étant entièrement composée aujourd’hui que de milices, ne nous a pas donné jusqu’à présent de preuves de sa valeur,.. et cela n’est pas étonnant, la plupart ne sachant point se servir de leurs armes. Il y a déjà eu plusieurs soldats ou cavaliers de tués par ces mêmes miliciens en voulant seulement les manier. »
  3. Voir Encyclopédie méthodique, au mot Désertion. Saint-Germain, Mémoires ; Lessac, de l’Esprit militaire.
  4. « Il semble que ce soit chez nous un honneur de servir le roi dans l’état militaire et une espèce de honte de tirer à la milice. » (Bernardin de Saint-Pierre, Vœu d’un solitaire.) — « Les milices sont avilies. » (Menou, séance de l’assemblée constituante du 12 décembre 1789.) — « L’esclave n’était point forcé de partager la prétendue gloire et le péril de ces débats souvent sans objet qui ensanglantaient la terre… » (Linguet, Annales politiques.)
  5. Encyclopédie méthodique, au mot Milice.
  6. Ibid. Voir aussi Barbier (III, 429). — « Un grand nombre d’ouvriers préfèrent, par honneur, la qualité de soldat à celle de milicien. »