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Potsdam une académie qui assurât le recrutement du corps[1]. Il s’en fallait toutefois que cette institution, qui ne faisait que de naître, fût à la hauteur de notre école de Mézières.

Tout de même en Autriche. Cette puissance possédait sans doute un plus grand nombre d’officiers instruits et qui avaient assez bien fait dans les dernières guerres ; mais le corps était loin d’avoir à son actif des pages aussi glorieuses que la défense de Prague ou la prise de Beng-op-Zoom, pour ne citer que ces deux traits entre tant d’autres. Et s’il avait eu quelque succès au cours de la guerre de sept ans, c’était plus à la faiblesse de ses adversaires qu’à ses propres talens qu’il les avait dus.

Quant à la Russie, la plus jeune et la dernière venue des quatre grandes puissances continentales, elle était trop près de sa barbarie primitive pour avoir accompli de grands progrès dans un art qui exigeait de longues études théoriques. Elle demeurait encore, suivant l’expression d’un contemporain[2], à l’école, et son génie surtout avait grand besoin d’y faire un long stage, avant que de pouvoir entrer en ligne avec celui des autres nations.

En somme, rien de comparable en Europe au génie français, tel que l’avait constitué l’ancien régime, en un corps spécial, composé de 300 officiers d’élite, nommés au choix, sans aucune exception, ayant tous passé par une école spéciale où l’on n’entrait qu’au concours, après avoir subi de rigoureuses épreuves sur les mathématiques, l’algèbre, la mécanique, l’hydrodynamique et le dessin[3] ; ayant tous, en outre, servi deux ans dans l’artillerie et deux autres années dans l’infanterie, afin de se mettre au courant des manœuvres de troupe. Un corps pareil, disposant de l’admirable outillage défensif créé par Vauban, pouvait inspirer toute confiance au pays : plus heureux que Royal-Artillerie, il n’avait jamais subi d’éclipsé, et, depuis la création de l’école de Mézières par d’Argenson, en 1748, on peut dire que son organisation était aussi parfaite que possible. La seule chose qui lui manquât, c’était une troupe à ses ordres et sous sa direction : les compagnies de mineurs et d’ouvriers lui en tenaient bien lieu dans une certaine mesure ; mais elles étaient toujours rattachées à l’artillerie, qui n’avait pas encore perdu toute espérance de replacer le génie lui-même sous sa dépendance. Grave question qui divisait déjà les meilleurs esprits à la fin du siècle dernier et qui les partage encore aujourd’hui !


ALBERT DURUY.

  1. Heydt, Recherches sur l’organisation du génie en Europe.
  2. Favier.
  3. Règlement pour l’admission à l’école de Mézières (septembre 1777).