Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 81.djvu/929

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ces îles sans nombre, encore inconnues, peuplées de sauvages farouches et cannibales ? Abandonnant à leur sort, en haute mer, dans une embarcation approvisionnée de vivres et d’eau, le capitaine et les officiers, qu’ils ne voulurent pas tuer, ils naviguèrent de leur mieux à travers l’Océan-Pacifique et abordèrent aux iles de la Société. Là, ils enlevèrent de force un certain nombre de femmes et s’engagèrent avec leur navire dans le dédale des îles Pomotou, au débouché desquelles ils découvrirent l’Ile Pitcairn, îlot inhabité, aux abords escarpés, aux côtes dénudées, à l’aspect menaçant. Ici, du moins, on ne viendrait pas les chercher. Ils se savaient aux antipodes de l’Europe, hors de toute route maritime. Ils débarquèrent avec leurs captives, enlevèrent du navire tout ce qui pouvait leur être utile ; puis, pour anéantir tout indice de leur existence, résolus à ne plus rien voir ni savoir du reste du monde, à s’enlever tout moyen et toute tentation d’y reparaître, ils incendièrent leur navire et les embarcations.

Au début, les rixes, les querelles furent fréquentes ; elles durèrent, dirent les survivans, aussi longtemps que dura l’eau-de-vie débarquée du navire. Ils se disputaient la possession des femmes, le partage des vivres, le droit de commander. Puis quand l’eau-de-vie fut épuisée, les vivres réduits, force fut bien de se mettre au travail, et tout changea d’aspect. Les pauvres Canaques, violemment arrachées au sol natal, se révélèrent ce qu’elles étaient : des créatures résignées et douces auxquelles ils s’attachèrent et dont l’influence se fit sentir sur ces natures rudes et violentes. La nécessité leur apprit à s’entr’aider. L’intérieur de l’île était fertile ; le sol, bien cultivé, produisait en abondance. Ils défrichèrent et plantèrent ; ils se construisirent des demeures et se donnèrent des lois. En peu d’années, la population s’accrut rapidement.

Longtemps on les chercha sur toutes les mers. Ordre était donné de les traiter en pirates ; mais comme, malgré toutes les enquêtes, on ne retrouva nulle part la trace d’aucun d’eux non plus que du navire, on en conclut que, dirigé par des mains inexpérimentées, le Bounty avait dû sombrer sur quelqu’un des innombrables récifs de l’Océan et s’était perdu corps et biens. On ne pensait plus à eux, et la révolte du Bounty n’était plus qu’une de ces légendes qui défraient les récits du gaillard d’avant, quand on apprit, longtemps après, que l’îlot de Pitcairn, que l’on avait cru inhabité jusqu’ici, contenait une population assez nombreuse et d’apparence métisse. Elle était gouvernée, ajoutait-on, par un vieillard d’origine européenne, patriarche obéi et respecté de la communauté. On sut enfin que ce vieillard était le dernier survivant de l’équipage du Bounty. Le temps avait passé et on ne songea pas à l’inquiéter. Puis, quand les faits se précisèrent, quand on connut l’ordre parfait