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amené à envisager les élémens du langage sous un aspect nouveau. Le lexicographe attribue au mot une existence personnelle et continue à travers toutes les associations et combinaisons où il entre. Le linguiste va encore plus loin : il aime à entourer le mot de sa famille, de ses rejetons, de ses proches et agnats. Mais dans la réalité, dès que le mot est entré en une formule devenue usuelle, nous ne percevons que la formule. Des vocables se sont conservés en certaines associations, lesquels ont depuis longtemps cessé d’être employés pour eux-mêmes, et que nous avons peine à reconnaître, quand on nous les présente hors de cette place unique qui leur est restée. Qu’est-ce, par exemple, que le mot conteste? Il y a si longtemps qu’il est sorti de l’usage, que nous serions embarrassés de dire seulement de quel genre il est. Mais nous l’employons encore dans la locution : sans conteste. Qu’est-ce, comme nom de couleur, que bis ? Il désignait autrefois le brun ou le noir. On disait : à tort ou à droit, à bis ou à blanc... L’un veut du blanc, l’autre du bis... C’est l’italien bigio. Nous ne l’employons plus qu’en parlant du pain. Demeure, dans le sens de retard, a presque disparu ; mais tout le monde comprend l’expression : il y a péril en la demeure.

Ni M. Darmesteter, ni M. Hermann Paul n’ont, à notre gré, assez insisté sur ce point. Ce n’est pas le mot qui forme pour notre esprit une unité distincte : c’est l’idée. Si l’idée est simple, peu importe que l’expression soit complexe ; notre esprit n’en percevra que la totalité. On peut même aller plus loin et se demander si pour le plus grand nombre des hommes il y a une conception nette et distincte du mot. Tout le monde sait que les personnes illettrées se laissent aller dans l’écriture aux plus étranges séparations, comme aux plus bizarres accouplemens. Cela n’empêche pas que parmi elles il s’en trouve qui manient la pensée avec justesse, la parole avec propriété. Leur intelligence qui perçoit les masses n’a jamais eu le loisir d’aller jusqu’au détail. C’est que le langage est essentiellement une œuvre en collaboration. Celui qui écoute y a autant de part que celui qui parle. L’auditeur s’attache à l’idée et réunit en un seul corps ce qui doit être compris d’ensemble. Les missionnaires qui fixent les premiers par l’écriture la langue des peuples sauvages savent combien il est difficile de reconnaître où commencent et finissent les mots. Si l’étrusque a résisté jusqu’à présent aux tentatives de déchiffrement, cela tient en partie à la défectuosité des séparations.

Habitués au service que nous rend l’écriture, nous sommes exposés à nous montrer ingrats envers elle. La nouvelle école des fonélistes n’y pense peut-être pas assez, au moins le parti avancé, — car