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ses procédés qui lui sont propres et ses secrets de métier. Il ne représente pas le monde, mais l’impression que le monde fait sur celui qui parle. A la différence de la peinture et de la sculpture, c’est un art où tout le monde apporte sa part de collaboration et travaille à perfectionner l’instrument. Les générations sont solidaires les unes des autres : des millions d’hommes ont contribué à imprégner de pensée et de sentiment les mots que l’écrivain emploie sans songer à se demander d’où ils viennent ni de qui il les a reçus.

Tels sont quelques-uns des problèmes que traite la sémantique. Le livre de M. Darmesteter est, pour y entrer, un guide sûr et commode. Mais le volume qu’il nous a donné n’est lui-même que le spécimen ou l’annonce d’un grand ouvrage auquel, en collaboration avec un des professeurs les plus estimés de l’Université, M. Hatzfeld, il travaille depuis dix ans : un dictionnaire historique français dans lequel l’étude est particulièrement dirigée sur la suite et le développement des significations. Le jour où ce recueil aura paru, nous pourrons espérer que la sémantique en notre pays aura une base large et solide; en le joignant aux dictionnaires de Littré et de Godefroy, nous posséderons alors le registre raisonné des idées qui, durant l’espace de mille ans, ont germé dans la tête de la nation française. Si l’on y ajoute le vaste domaine des autres langues romanes, comme l’italien et l’espagnol, et si l’on met à l’arrière-plan les mille ans de culture représentés par la langue latine, complétés eux-mêmes par l’évolution des langues sœurs, telles que le grec, l’allemand, le slave, le sanscrit, on aura le champ le plus large et le plus fertile qu’on puisse désirer pour suivre à travers les siècles, dans une race douée comme la race indo-européenne, la constante élaboration du logos humain.


MICHEL BREAL.