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La politique tient quelque place dans la correspondance de Hegel, et cette politique sera peu goûtée par certains docteurs allemands, qui enseignent que la révolution française fut une affaire manquée, que Napoléon Ier n’était qu’un tyran brutal, et qu’à sa chute, l’Allemagne tout entière poussa un cri de soulagement et de délivrance. Il y avait au commencement de ce siècle, sur les bords du Rhin, de l’Ilm et de la Saale, des gens d’esprit, et dans le nombre quelques hommes de génie qui jugeaient tout autrement la pièce et les acteurs. Hegel avait été dans sa jeunesse un chaud partisan de la révolution française ; il l’avait suivie avec un intérêt passionné dans toutes ses phases. Sa Phénoménologie contient un remarquable chapitre sur la métaphysique de la Terreur, et il goûtait peu les terroristes; mais il pensait qu’il ne faut jamais juger d’un visage sur sa caricature, si ressemblante qu’elle soit, et il ne confondait point 1793 avec 1789, qu’il a toujours regardé comme une date mémorable et décisive dans l’histoire de l’humanité. Quelques jours après la bataille d’Iéna, il écrivait à Zellmann, fils d’un paysan saxon et l’un de ses premiers disciples: « La philosophie a l’humeur solitaire, elle n’aime pas à courir les rues et les carrefours ; mais elle n’a garde de se tenir à l’écart des actions humaines, et vous avez raison d’être attentif à l’histoire du jour. Rien n’est plus propre à nous convaincre que la civilisation est destinée à prévaloir sur la barbarie et que l’esprit qui pense aura toujours raison de la présomption qui ne pense pas... Elle nous apprend aussi à ne pas rester bouche bée devant les événemens, à ne pas les attribuer au hasard des incidens ou au talent d’un homme, à ne point faire dépendre les destinées humaines d’une colline qu’on oublia d’occuper... La nation française a été délivrée par le bain de sa révolution d’institutions surannées qui convenaient aussi peu à l’âge mûr de l’humanité que des souliers d’enfant aux pieds d’un adulte. Ajoutez que, comme la nation, les individus ont appris à dépouiller la vie d’habitude et à s’apprivoiser avec la mort; c’est le secret des victoires qui nous étonnent. « Il engageait les Allemands à étudier à l’école de leurs vainqueurs, pour se mettre en état de les surpasser un jour.

L’entrée des Français à Iéna lui avait causé bien des désagrémens. Ils avaient quelque peu pillé, et on avait pu craindre que de proche en proche un incendie commencé ne se communiquât à toute la ville. Après s’être vivement disputé avec les soldats qui violaient son domicile, Hegel avait dû vider les lieux et s’en aller chercher quelque part un asile, emportant avec lui ce qu’il avait de plus précieux, les dernières feuilles du manuscrit de sa Phénoménologie, à laquelle il venait de mettre la dernière main. Il n’avait pas un sou en poche; Goethe, devinant sa détresse, chargea un ami commun de lui faire tenir en son nom 10 écus. Il ne laissait pas d’écrire à Niethammer: « j’ai vu