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gain, de savantasses qui cherchaient à mettre d’accord le Pentateuque et le Talmud, d’artistes souvent admirablement doués et de courtiers dont les services étaient parfois onéreux au commerce inférieur. C’était, on le voit, la force même des choses qui s’imposait et constituait au profit ou au détriment du clan israélite de Paris la division qui s’établit presque naturellement dans toute nation : l’aristocratie et le peuple, avec une caste intermédiaire participant des deux et formant la bourgeoisie, caste mobile, caste de recrutement qui s’élève jusqu’à la première si elle s’enrichit, et retombe dans le second si elle se ruine. Les relations entre ces trois fractions du judaïsme étaient-elles fréquentes ? J’en doute ; une foi commune les animait, le même respect de la tradition des ancêtres, la même espérance dans un avenir enveloppé de ténèbres soutenaient leurs croyances, mais leur milieu social et les intérêts qui les faisaient mouvoir étaient tellement différens que nulle cohésion ne paraissait possible. Ce fut la charité qui donna à la communauté israélite l’union qui lui manquait et en fit une sorte de famille où l’échange du bienfait a créé des liens puissans.

Je crois que le mot charité, avec le sens précis que nous lui donnons aujourd’hui, n’existe pas dans la langue hébraïque, car je ne le découvre pas une seule fois dans l’Ancien-Testament ; en revanche, il est répété soixante-quinze fois dans les Actes et les Épîtres[1]. En faut-il conclure que les anciens juifs ne connurent et n’exercèrent pas la charité avant la dispersion qui suivit le sac de Jérusalem par Titus ? Non, certes ; mais, pour l’exprimer, ils se servaient du mot zédaka, qui signifie à la fois justice et bienfaisance ; car pour eux la charité n’était point facultative, elle était imposée comme un devoir aussi rigoureux que la justice : s’y soustraire, c’était manquer à la loi. C’est aussi de cette façon qu’elle a été comprise par Mahomet, qui dans le Coran détermine le taux des aumônes au huitième du revenu. Un israélite n’était donc zaddik, c’est-à-dire juste, que s’il était charitable[2]. Le juif qui se conformera aux préceptes de sa religion distribuera en dons secourables la dime,

  1. La Vulgate et les catholiques donnent pour le verset 12 du chapitre X des Proverbes : « La haine (sinea) excite les querelles ; la charité (ahaba) couvre les fautes. » Les Septante traduisent ahaba par amicitia, Cahen par amour. M. E. Renan, que j’ai consulté, m’a dit qu’en langage moderne l’équivalent de sinea est antipathie et d’ahaba sympathie. Les rabbins adoptent la version de Cahen ; nul n’admet charité.
  2. Le doute à cet égard ne parait pas possible : la Vulgate et les Septante sont d’accord pour traduire le premier verset du chapitre VI de l’évangile selon saint Matthieu par : attendite ne justitiam vestram faciatis coram hominibus. Bossuet traduit le mot à mot : « Prenez garde à ne pas faire votre justice. » Le Maistre de Saci a donné exactement le sens : « Prenez garde de ne pas faire vos bonnes œuvres devant les hommes. » Zédaka est donc l’ensemble des actions secourables qui sont prescrites à l’Israélite.